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penses-tu ? » Elle se « secouait » aussitôt, se mettait à la première besogne venue, racontait n’importe quoi. Mais il était dans la journée des heures incomparables.

Depuis midi jusqu’à cinq heures, pendant l’été, tout est mort sur la côte écrasée de soleil. Les rues sont désertes, les maisons endormies. Nulle barque ne pourrait errer sur la mer éclatante ; nulle bête de somme, dans les champs, ne pourrait respirer l’air brûlant. Seul est vivant dans la campagne le crissement aigu des grillons sous les herbes ; seul est vivant dans les villages, entre les doigts des dentellières, le cliquetis monotone et doux des petits fuseaux de buis.

Dentelles d’or et d’argent dont seront parées les grandes Vierges douloureuses, dentelles de soie blanche ou noire qui borderont les mantilles, dentelles de fil très fin reproduisant les modèles rapportés autrefois des Flandres espagnoles, la vieille « ermite » qui vivait là-haut, près de la chapelle solitaire, n’en ignorait aucune. Elle avait enseigné son art à la petite fille française. Et par les torrides après-midi, comme toutes les femmes et les adolescentes du pays que n’accablait pas la somnolence, André Corthis faisait de la dentelle.

Silence absolu dans la maison obscure. À peine si passe aux fentes des volets clos un peu de lumière, juste assez pour que se puisse distinguer l’entrecroisement des fils, le point où doit se piquer l’épingle à tête de verre, rouge ou bleue. Dehors, on a l’impression d’une force qui rôde et contre laquelle il faut se défendre, force du grand soleil, effrayante et magnifique, dangereuse, mortelle peut-être à qui l’affronterait en ce moment et faute de quoi cependant pas une parcelle de ce qui est vivant ne saurait vivre. Les fuseaux cliquettent et bourdonnent. Les doigts agiles se meuvent si rapidement qu’ils paraissent ensorcelés. Activité tout apparente, mécanique en somme, à quoi l’esprit demeure étranger, mais qui permet à cet esprit de s’en aller où bon lui semble… Comme il parait bien impossible de penser à autre chose qu’à mêler dans l’ordre voulu les cent vingt fuseaux de buis, il est bien impossible aussi que l’on vous demande en ce moment : À quoi penses-tu ?

… Et la vie, toute la vie, commence d’apparaître, avec le tumulte de ses formes infinies. Elle est vaste et changeante comme l’horizon marin et plus chargée de trésors que les vagues dans lesquelles va se coucher le soleil. Mais sera-y-il