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trépignement des pieds), les saccades, les cris d’exultation et de défi rappellent le sauvage et superbe cantique de Déborah.

Mais Mowgli est Hindou, nerveux, capable des intermittences, des sursauts qui tendent spasmodiquement les rhapsodes possédés d’Orient. Dans l’œuvre lyrique de Kipling, l’Orient compte bien moins que dans ses contes. Poète des Anglais, évoquant les hommes, les choses, les puissances de l’Empire, c’est d’abord, et, au fond, c’est toujours l’énergie anglaise qu’il chante et veut servir. De celle-ci, la grande caractéristique est la stabilité ; mais ses formes sont diverses. Au degré supérieur de tension, elle atteint à la spiritualité la plus haute ; et de tous ses modes, c’est à celui-là que s’intéressera de plus en plus le poète. Mais elle a ses états simples, où elle participe encore, et copieusement, de la nature et de la matière. Voilà, semble-t-il, ce qu’il a tant aimé dans les beaux « soldats de la Reine, » cette troupe massive et bien sanglée de l’ancienne armée régulière, qu’il regardait dans sa jeunesse avec la même attention passionnée que le malheureux héros de la Lumière qui s’éteint.

De 90 à 92, elle lui donnait le sujet d’un de ses premiers recueils : les Ballades de Caserne, qui furent vraiment populaires dans les casernes, et dont les mouvements, le style même répètent souvent ceux des chansons qu’on vend dans l’East End, à la porte des pubs. De ces refrains scandés comme le pas massif d’un bataillon, le héros, c’est Tommy Atkins, tel qu’on le voyait jadis dans les rues de Londres, — poitrine bombée sous l’habit rouge, badine en main, toque à l’angle réglementaire, jugulaire au menton, — balançant en cadence sa magnifique personne ou se prélassant et contant fleurette aux barmaids ; ou bien, sous le ciel d’Afrique ou d’Asie, en casque, en khaki, peinant et suant derrière les chameaux, éléphants ou mulets. Et, avec lui, c’est sa bière, son shilling par jour, ses corvées, son cricket, ses embarquements sur les transports, sa confuse vision des pays étranges, où l’indigène l’appelle « Seigneur, » des multitudes nues sur la terre rouge, au pied des idoles monstrueuses. C’est le pittoresque et la puissante vulgarité de son parler, où passent les bloomin et les bloody ; et puis, son honnêteté fondamentale, son respect de la belle tenue et de la belle nourriture, sa vague et forte idée de la Reine et de l’Empire (Walk wide o’ the Widow at Windsor ! ), son rêve