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dans l’année, il quitte soudain la synagogue, s’en va dans la cour du Rabbin et se livre à des transports, où il profère sur chacun de terribles vérités, comme s’il pouvait lire dans les âmes et connaître les pensées les plus secrètes ?

Entendez-vous le bruit des sous dans la grosse tirelire de fer, que le bedeau promène de banc en banc, de groupe en groupe, afin qu’Isrolik, le mendiant, Elliaha, le cordonnier sans ouvrage, Noë, qui n’a pas de métier et n’en veut point avoir (Dieu seul est juge en cette affaire) puissent tout de même manger du poisson et de la viande, et boire un verre de vin pour le beau jour du samedi ; afin que la fille de la veuve Léa, Esther, qui est sans dot, puisse se marier tout de même, attendu que, dès avant sa naissance, Dieu lui a réservé comme époux Mendélé, aussi pauvre qu’elle, et qu’il faut bien que les décrets de la Providence s’accomplissent… Autour d’un Juif palestinien se presse toute une clientèle, attirée par la pacotille qu’il apporte de Jérusalem (ou d’ailleurs, sait-on jamais ? ) et que ses longs doigts vont puiser aux profondeurs de son caftan pour les faire briller aux regards : petits sachets de terre sainte qu’on place sous la tête des morts, flacons d’huile de Judée, morceaux de fils qui ont mesuré le tombeau de Rachel et dont il est précieux de s’entourer le ventre pour se guérir de la colique. Justement, à cette minute, il est en train de négocier une affaire avec un riche marchand de Kiew, qui, après avoir acquis tant de richesses en appuyant le pied sur la balance de ces chiens de Chrétiens, quand il leur achetait leur blé, s’est délivré de tous ses biens terrestres pour venir achever sa vie près du Rabbin Miraculeux, dans l’ombre de sa grande lumière. Le Palestinien lui propose l’achat d’une place excellente dans le Temple de Jérusalem que l’on rebâtira un jour. Mais, entraîné par sa méfiance de commerçant retors, le vieux marchand de Kiew discute âprement avec lui, — non pas certes qu’il mette en doute que le Temple ne soit reconstruit, mais il désirerait avoir une garantie solide que cette place qu’il veut acheter, lui sera vraiment réservée.

Les pipes fument, les caftans s’agitent, les mains font remuer leurs innombrables doigts, les langues et les discussions vont leur train. Le long des grandes tables noires, toutes tachées du suif qu’on fait couler pour planter sa bougie, et sur laquelle s’étalent tant de Zohar et de schaloss