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goût de la musique. Pourquoi diable ces Juifs étaient-ils partis brusquement, sans dire bonsoir à personne, pour s’en aller chanter ailleurs ? Les aurait-on fâchés par hasard ? Certes, ils chantaient fort mal et dansaient plus mal encore ! Pourtant, on les avait applaudis… Et ils en étaient là de leur étonnement, quand Leïbélé apparut sur le perron du Zadik.

Aussitôt on l’entoura. Mais il aurait fallu être Reb Alter lui-même et posséder ses trésors d’érudition théologique, pour expliquer à de tels ignorants l’antique usage de la Prière à la Lune. Le Soldat leur dit bien que chez les Juifs, les jours, les mois et les années se réglaient, non pas sur le soleil, mais sur l’astre des nuits, et que c’était en son honneur qu’on chantait et qu’on dansait… Cette explication trop simple ne satisfit point les Cosaques. Ils accablaient le malheureux de leurs questions saugrenues, l’accusant de vouloir leur cacher la vérité, et lui tiraient sans bienveillance la barbe et les papillotes. Dans les propos de Leïbélé, une seule chose leur paraissait claire : ces Juifs adoraient la lune ! Et aussitôt revenait à leurs esprits tout ce qu’on raconte dans la campagne russe sur les maléfices des Juifs, leur commerce avec le diable et les génies malfaisants de la nuit, et ces meurtres d’enfants chrétiens qu’ils font, au moment de leur Pâque, pour préparer le pain maudit !… Alors, à ces pensées, se réveillait en eux la sourde haine séculaire contre ces dangereux magiciens. Et oubliant, les ingrats ! les roubles, les canards, le vin et l’eau-de-vie et l’énorme ripaille qu’ils faisaient depuis deux jours, ils se disaient l’un à l’autre que ce serait pain béni de purger la sainte Russie de tous ces sorciers de la lune !

Fort heureusement pour Leïbélé, la soirée étant finie, on vit sortir par petits groupes les invités du Zadik. Mettant à profit le moment où la curiosité des Cosaques se détournait de lui, le Soldat s’empressa de déguerpir, moins satisfait de ses nouveaux amis qu’il ne l’était d’habitude. Quant aux Cosaques, ils auraient vu les Juifs sortir de la maison du Rabbin Miraculeux par les fenêtres ou par les cheminées, à la manière des sorciers et des sorcières, qu’ils n’auraient pas été étonnés. Même, ce qui les surprenait le plus, c’était justement de les voir s’en aller si paisiblement à travers la grand’rue, comme si rien n’était arrivé et qu’ils n’eussent pas invoque tout à l’heure, devant eux, toutes les puissances de l’enfer !