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semblait ne jamais bien comprendre les choses qu’on lui racontait. Mais naturellement, cette simplicité et cette modestie, loin de le déprécier aux yeux de ses fidèles, ajoutaient encore à sa gloire. On lui faisait plus de mérite de son humilité d’esprit, qu’on n’admirait chez son frère, le Zadik de Talmé, une finesse d’intelligence célèbre dans tout l’univers ; et son apparence malingre lui valait plus de prestige, que n’en donnait à un autre de ses frères, le Zadik de Skvéré, une prestance également renommée. S’il feignait d’être un simple, c’était comme le Balchem lui-même avait fait autrefois, pour ne pas brûler tous les yeux par l’éclat de sa splendeur. Aussi, ce grêle vieillard, que l’on aurait pu prendre, — n’eût été son riche caftan et ses fourrures de zibeline, — pour le petit rabbin de quelque misérable communauté d’une centaine d’âmes, attirait vers lui les cœurs de plusieurs millions d’hommes de l’Europe orientale, et, à Schwarzé Témé, il était le maître absolu, le véritable roi de ce petit Royaume de Dieu.

Un royaume de Dieu, en vérité, c’est le seul nom qui convienne à ce ghetto campagnard perdu dans l’immense plaine à blé. Ici, Dieu règne en effet ! Ici, Dieu seul est maître ! Et sans doute, le Tsar, avec une présomption naïve, pouvait s’imaginer que lui aussi avait bien quelque puissance sur cette petite Communauté, comme sur tout le reste de son empire (car depuis le fond des siècles, toujours le malheur a voulu que des peuplades idolâtres imposent leur joug à Israël). Mais le Seigneur l’a dit : « De moi seul les Juifs sont esclaves ! » Et les Juifs de Schwarzé Témé le prouvaient une fois de plus, en échappant par d’ingénieux stratagèmes à toutes les contraintes sociales du pays où ils vivaient.

En Russie, comme partout ailleurs dans le monde, il y a deux sortes de lois : l’une vous offre sa protection pour vous, votre famille et vos biens, contre l’injustice d’autrui ; l’autre châtie les criminels. Mais, grâce à Dieu ! pas plus l’une que l’autre ne s’applique à Schwarzé Témé. Jamais il ne viendrait à l’esprit de personne, dans la Communauté sainte de s’adresser aux tribunaux ordinaires. Le Zadik n’est-il pas là pour juger suivant son cœur et l’inspiration du ciel ? Et à son défaut, le petit rabbin rituel règle tous les différends conformément à la coutume, à la Din-Thora comme on dit. Quant à la loi criminelle, qu’aurait-elle à faire ici ? Le crime est inconcevable