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de la prison, au point qu’il pût illusionner un prélat grand seigneur, exalté peut-être, mais point sot et nullement naïf. Rien dans la correspondance de Mgr Lafont de Savine ne dénote un dérangement d’esprit : certaines lettres sont même remarquables pour qui songe que leur auteur a touché les bas-fonds de la tourbe révolutionnaire et reçu les confidences des pires démagogues : en mettant les amis d’Hervagault en garde contre les dangers qui le menacent, il fait, en termes prudents, presque terrifiés, allusion à quelque secte internationale, « puissance supérieure à toutes les autres, écrit-il, et qui gouverne aujourd’hui l’Europe, puissance à laquelle le Dauphin n’échapperait pas si jamais il paraissait reprendre son essor vers ses premières destinées. Je me doute même que cette terrible puissance, qui a des yeux et des bras partout, n’ait des espions à ses gages qui veillent sur cet enfant et ne le laissent vivre qu’à la condition qu’il sera perdu dans le néant et le mépris. »

Malgré ces bons avis de discrétion, l’extraordinaire aventure d’Hervagault s’était ébruitée dans toute la région et plus loin encore puisque la survie de l’enfant mystérieux parvint jusqu’à Madame Royale qui était à Vienne et à Louis XVIII alors à Mittau, lequel déclara à ce sujet que « si, contre toute vraisemblance, la chose se trouvait vraie, la personne qui y est le plus intéressée, — c’est-à-dire lui-même, — éprouverait une joie sincère et croirait avoir retrouvé un fils. » On pense donc bien que l’ex-conventionnel Batelier, commissaire du gouvernement près le tribunal de Vitry, n’ignorait rien de ce qui se passait à l’hôtel de M. Jacquier-Lemoine et chez les Rambécourt. Il en avisa Fouché, alors ministre de la police, et reçut, en réponse, un ordre d’arrestation. Le 16 septembre 1801, un souper de gala réunissait les initiés autour de leur prince quand, au moment où l’on allait se mettre à table, on vit entrer dans la salle le commissaire de police Drouart, accompagné de Bonjour, le brigadier de la gendarmerie. Grand émoi. On entoure Hervagault qui, seul, fait bonne contenance ; comprenant qu’il va coucher en prison, il commande d’un ton impérieux à son hôte « d’aller dans sa chambre lui quérir son habit, » et l’ébahissement du commissaire égale celui du gendarme de voir ce propriétaire honoré courir à l’ordre de ce « polisson, » rapporter le vêtement, et aider humblement son hôte à en passer les manches ; leur effarement, s’augmente quand le prévenu,