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Joas, lui, s’obstinait à se taire : il ne prétendait pas être le Dauphin ; mais il ne détrompait aucun de ceux qui lui attribuaient cette personnalité. Les « initiés, » — ainsi se désignaient ses partisans, — se passèrent de son aveu et l’entouraient de soins et d’hommages. Une commerçante notable, Mme Saignes, femme romanesque en dépit de sa peu ordinaire corpulence, de ses cheveux roux, de ses petits yeux et de son gros nez, s’institua son chambellan et son majordome ; elle transforma en un « petit palais » la cellule du « prince, » « garnie de ses plus beaux meubles et tendue de tapisserie ; » elle lui servait de gouvernante, voire de domestique ; c’est elle qui décida le concierge à laisser sortir le détenu ; — habillé en fille et charmant sous ce costume d’emprunt, il allait avec Catherine Vallet, se promener sous les quinconces du Jard ; c’est Mme Saignes encore, qui, à mots couverts, répandit dans toute sa clientèle la surprenante histoire et recruta une cour de fidèles au Roi anonyme. Parmi les plus assidus étaient une dame Felise, M. et Mme Jacobé de Rambécourt, M. Adnet, notaire, Mlles Jacobé de Vienne et Jacobé de Pringy, M. de Torcy, M. Jacquier-Lemoine et aussi un ancien garde du corps de Louis XVI, M. de Beurnonville. Quand la conversation de ces courtisans obliquait vers le passé tragique et les catastrophes révolutionnaires, on voyait rouler dans les beaux yeux de l’enfant de grosses larmes qu’il avait peine à retenir ; lorsque vint la fête des Morts, il distribua des aumônes, demandant des prières « pour son père mort sur l’échafaud de la Terreur, » et comme, certain jour, un maladroit s’avisait de rappeler en sa présence le supplice de Marie-Antoinette, il eut un geste de désespoir, éclata en sanglots et s’enfuit dans la pièce voisine.

Les magistrats de Châlons se trouvaient en un terrible embarras : le ministre de la police, Dondeau, les houspillait incessamment : — « Il semble, écrivait-il, qu’avec un peu d’attention, il ne doit pas être difficile de faire parler un jeune garçon peu familiarisé avec la dissimulation et les formes judiciaires ; » pour en finir, il demanda « l’âge exact de l’enfant et son signalement précis » et, quelques semaines plus tard, il annonçait triomphalement que le mystère était dissipé : grâce aux renseignements communiqués, il avait découvert le père du prisonnier de Châlons : c’était un pauvre tailleur de Saint-Lô, nommé Hervagault, et celui-ci se déclarait prêt à reprendre