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coucher deux nuits de suite dans les mêmes draps, et, comme on ne peut rien lui refuser, on change tous les jours ceux de son lit. Il se commande en ville des vêtements que le tailleur Hyacinthe lui fournit complaisamment ; chez l’apothicaire Melchior, il a bientôt un compte de deux cents francs pour eaux de toilette ; il n’a pas d’argent, mais avec une prodigalité qui semble lui être naturelle, il n’en dépense pas moins, et le geôlier paie pour lui : en quelques semaines ce brave homme avance pour son pensionnaire 2 400 livres, ravi, du reste, de contribuer au bien-être de cet attachant détenu. Jamais pareil gaspillage ne s’est vu dans une prison, — si ce n’est au Temple, en août 1792, alors que, dénuée de tout, s’y installait la famille royale…

Et il advint ceci qui est extraordinaire : le prisonnier, mis en demeure de déclarer quels sont ses parents, a négligemment décliné son nom : il s’appelle Louis-Antoine-Joseph-Frédéric de Longueville, fils de feu le marquis de Longueville, seigneur de Beuzeville et autres lieux ; et tandis que le magistrat entreprend en Normandie, une enquête qui se prolongera durant deux mois et demeurera, bien entendu, infructueuse, un coup de lumière illumine l’esprit de quelques bourgeois Châlonnais, bouleversés par l’aveu de l’intéressant prisonnier dont on s’entretient par la ville : Louis, c’est le nom du dernier roi de France ; — Antoine rappelle celui de la pauvre Reine ; — Joseph, évoque le souvenir du frère de Marie-Antoinette ; — Frédéric, ainsi s’appelait le roi philosophe… L’enfant est assurément d’origine illustre : ne serait-il pas le fils de Louis XVI, dont la mort a suscité, naguère, tant de légendes ? De l’hypothèse on passe vite à la certitude : le malicieux prince se réclame d’une origine normande : c’est, sans trahir le secret de son rang auguste, par allusion au titre de « duc de Normandie » qu’il a porté dans ses premières années. On discute, on s’enflamme, on s’exalte, — le mystère et l’aventure ont, pour tous les esprits, tant de charmes ! — on va étudier à la prison les traits du jeune Longueville ; on examine sa démarche, ses gestes ; c’est à coup sûr un Bourbon : voilà comment le pensionnaire du père Vallet fut promu roi de France par la conviction de quelques « initiés, » et comment s’ébruita dans Châlons

de Joas conservé l’étonnante merveille.