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des courses et de la Bourse. L’affaire du Transvaal était finie : on pouvait enfin oublier la guerre. Avec ses pronostics de sang et ses gestes d’Isaïe, ce Kipling avait une étrange façon de fêter la victoire. En effet, c’est toute l’Angleterre, toutes ses classes, tous ses partis qu’il accuse alors : la bourgeoisie, qui ne voit que ses boutiques ou son argent ; la gentry, l’aristocratie, qui ne pensent qu’à leurs chasses et week-ends ; le peuple ouvrier, absorbé par ses paris de football et ses affaires de syndicats ; les tories, comme les libéraux, comme les travaillistes, car à droite comme à gauche, tous les clans parlementaires s’accordent à refuser l’unique mesure où le poète voit « le salut. »

Mais peu à peu, les luttes de droite et de gauche se ranimant, surtout après les élections de 1906 qui portent les radicaux au pouvoir, c’est de ceux-ci que vient la principale opposition, je ne dis pas à un projet de service militaire obligatoire, — il n’en est même pas question au Parlement, — mais à tout effort pour adapter le pays au danger, bien pis à l’idée même du danger : idée tenue pour antagoniste de la pensée démocratique, laquelle applique alors les gouvernants à tant de profondes réformes populaires. Car s’il y a vraiment menace, c’est en sens contraire qu’il faut se réformer, non pour le règne du grand nombre, mais pour la soumission générale à des autorités et compétences ; non pour l’égalité et le bien-être de tous, mais pour la discipline, le renoncement, l’effort ; non pour plus de droits, mais pour plus de devoirs. Il s’agit de quitter les guerres de partis pour se préparer à la guerre nationale, de s’organiser militairement pour l’action efficace et continue. C’est pourquoi les radicaux, leurs chefs en tête, nient passionnément la menace : invention des tories, répètent leurs journalistes, orateurs, canvassers, candidats, aux élections de 1909 et 1910 ; argument imaginé pour enrayer le progrès démocratique. Et les radicaux ne se contentent pas de nier la menace grandissante, de combattre les idées dont Kipling, à côté du vieux maréchal Roberts, est l’apôtre ; ils rêvent de réduire les armements, et ils les réduisent. De 1905 à 1909, tandis que l’Allemagne augmente ses dépenses navales de 225 000 000 francs, l’Angleterre diminue les siennes de 175 000 000[1].

  1. Article de M. C. Bellair, M. P. dans la National Review de mars 1909. A la veille de la guerre, la même tendance règne encore. Le 1er janvier 1914, M. Lloyd George dit, dans une interview, au Daily Chronicle : « Nous sommes au moment le plus favorable pour réviser le budget de nos armements. Nos relations avec l’Allemagne sont infiniment plus amicales aujourd’hui que depuis longtemps. » Et le 23 juillet, le jour même de l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie, M. Lloyd George reproche à M. Austen Chamberlain de supposer que les dépenses militaires vont continuer.