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sait la coutume qu’a depuis longtemps Kipling de préluder à ses nouvelles par quelques vers qui donnent le ton, de les clore par des strophes d’où l’idée profonde se dégage, libérée des contours et de la matière même du récit, transmuée en musique, puissante en prestiges nouveaux, allégée et comme spiritualisée. Ainsi, dans ce recueil, affluent les échos de tous les contes qu’il a donnés au monde depuis trente ans. C’est comme un peuple d’âmes qui reviennent et se pressent. Et çà et là des voix familières nous appellent, celles de Kim, de Mowgli, de Puck, parmi tant d’autres, parmi tous les murmures de la vieille terre indienne et de la non moins vieille terre anglaise. Sonorités légères, mille fois diverses, où se succèdent, entremêlant leurs ondes, tous les mouvements et tous les rythmes de la musique et de la poésie. Rythmes des lullabies et des rondes enfantines, des charmes et des incantations, des mélopées d’Orient et des ballades anglaises, des hymnes et des nobles prières liturgiques. Mouvements de la joie, de l’humour, de la jeune fantaisie (l’enfance elle-même passe là, s’émerveillant, se jouant aux bêtes familières ou fabuleuses, en reproduisant les gestes, les langages. Et puis religieux élans vers le divin, essors de rêve métaphysique, ou bien solennelle et lente gravité, reploiements dans la méditation, tant de sérieux pouvant s’unir dans une âme anglaise à tant de fraîche, juvénile (boyish) et persistante vitalité.

La plupart de ces poèmes appartiennent à ce qu’on peut appeler la seconde période de Kipling, et l’art, l’inspiration même y sont tout autres que dans Les Sept Mers et Les Cinq Nations. C’est bien moins une personne, une énergie qui se traduit ici. Rien d’impérieux, rien d’impérial. L’effet saisissant, dominateur, — on a pu dire brutal, — a disparu avec le serré, le martelé des cadences. Un tel art ne secoue plus, il pénètre, il enchante : tant il est vrai que le génie d’un grand artiste, sensible à tous les aspects de la vie, et qui passe lui-même par tous les changements de la vie, ne se laisse pas fixer à une formule.

C’est aussi que tout est moins direct, car presque toujours, maintenant, il s’agit de suggérer (d’où l’usage fréquent de la parenthèse, où viennent passer, glisser les prolongements, b-s subtiles harmoniques de l’idée). Souvenirs, pressentiments, aspirations, on dirait la résonance éveillée dans l’âme par le