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fâcheusement le passage du jour, jetant des yeux hagards vers la porte, dressant l’oreille comme un chien au moindre bruit ; et ce fut un soulagement pour tous quand il quitta la tribune sur ces mots : Tu ne monteras pas à mon autel par des degrés, afin de ne pas exposer à la vue ta nudité.

L’office était achevé. Déjà les serviteurs du Zadik bousculaient les fidèles pour dresser les tables et les bancs, et servir le repas rituel que les servantes préparaient depuis cinq jours dans les cuisines du Rabbin Miraculeux. Sur les longues tables noires, couvertes de taches de bougie, apparurent dans des plats d’argent, les cinquante-trois sortes de gâteaux qu’on mange en ce jour de Pentecôte, et qui attestent d’une imagination véritablement merveilleuse dans la pâtisserie. Le génie des femmes juives, tout ramassé sur leur vie domestique, s’est développé dans la cuisine des fêtes, avec la même magnificence que la subtilité des docteurs dans les pensées talmudiques. On voyait là les chefs-d’œuvre de trois mille ans de gourmandise, des gâteaux qu’on servait déjà dans les palais de Salomon, des mousses d’or, des soleils d’Orient, des lions de Juda, des chandeliers à sept branches, des arches, des tabernacles, des trompettes sacrées, et les mille formes que prend la pâte dans la friture au beurre.

Hélas, personne n’avait faim ! Ceux qui, en d’autres temps, se seraient jetés sur le festin avec le plus d’avidité, ne montraient aucun appétit ; tandis que les hommes vraiment pieux, plus détachés à l’ordinaire des excès de la table, trouvaient aujourd’hui, dans leur foi, le courage de faire honneur à l’antique repas rituel ! Au bout d’une demi-heure, — chose extraordinaire et qu’on n’avait jamais vue, — des crêpes au fromage blanc restaient encore dans les plats et du laitage au fond des jarres. Les vins que les serviteurs apportaient dans les outres, disparurent au contraire avec rapidité. Mais les buveurs vidaient gobelets sur gobelets, moins pour célébrer l’Eternel et atteindre à l’extase, que pour oublier, oublier… Et les esprits étaient si faibles, les corps si anémiés par l’inquiétude et les jeûnes de ces dernières semaines, que, dès le cinquième gobelet, on voyait rouler sous les tables des gens qui, comme Mardochaï ou Rabbi Siméon, eussent naguère porté d’une main ferme la santé du Saint des Saints jusqu’à deux heures du matin.