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un être si peu estimable qu’à défaut d’un nom plus abject on ne l’appelait que « le Soldat. » Il y avait quelque dix ans, au moment du tirage au sort, Dieu lui avait fait amener le numéro 1, désignant par-là clairement son désir qu’il quittât la Communauté pour aller se faire pendre ailleurs. Et Rabbi Naftali, — dont c’était pourtant le devoir le plus sacré et le plus strict point d’honneur, d’arracher à la conscription toutes les brebis d’Israël, même les plus galeuses, — n’avait trouvé pour lui aucun expédient dans son sac, aucun passeport dans son tiroir, e, n sorte que, seul de son espèce dans la Communauté, Leïbélé était parti au service en compagnie des Chrétiens du village. Et tout le monde, son père le premier, le vieux cocher du Zadik, avait bien espéré en être débarrassé pour jamais !… Mais il y a vraiment des choses qui sont incompréhensibles et dont l’explication demeure le secret de l’Eternel ! Au bout de cinq ans de service, Leïbélé était revenu, alors qu’on voit tant d’enfants pieux s’éloigner du village pour n’y reparaître jamais. Il était revenu toujours pareil à lui-même, toujours perdu d’ivrognerie, et plus amoureux que jamais des servantes du Rabbin. Dieu sait, pendant ces cinq années, la vie qu’il avait pu mener dans les casernes de Kiew ! Quiconque dans la Communauté avait le respect de soi-même, ne lui adressait point la parole. Mais lui s’accommodait au mieux du mépris universel, et l’on voyait toujours, sur ses lèvres un sourire équivoque, comme si le souvenir de ses années de régiment était sans cesse présent à ses yeux et suffisait à le réjouir pour tout le reste de sa vie.

Leïbélé partait ventre à terre sur un des chevaux du Zadik. Il ne rentra que le surlendemain, car Reb Mosché lui avait donné l’ordre d’attendre la réponse de Kiew à la dépêche du comte Zavorsky.

La Communauté tout entière guettait son retour avec angoisse. Ah ! que les temps étaient changés ! Qui donc aurait jamais pu croire que ce chegetz, cet ivrogne, ce débauché, cet impie, ce soldat pour tout dire, on l’attendrait un jour, lui et son cheval blanc, comme le Messie lui-même ?… La réponse était favorable : les Cosaques resteraient encore huit jours sur les terres de Ribanovo. Mais à Smiara, tout présageait des événements effroyables ! Déjà, plus une boutique ouverte. La mort sur la Communauté ! Ouvertement les Chrétiens déclaraient que le