Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 57.djvu/350

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est vrai qu’en ces jours d’angoisse, on ne mettait plus rien à la broche au village de l’Impureté Noire !

Seuls, quelques pieux d’entre les pieux, dont Dieu n’oubliera pas les noms, acceptaient d’un cœur léger pour eux-mêmes les volontés du Seigneur. Mais d’autres soucis les rongeaient. Qu’allaient devenir les Thora ? Car on peut cacher toutes choses, enfouir tous les trésors dans la terre, argent, bijoux, vaisselle, mais il est un trésor qu’il est défendu d’enterrer, le grand, le vrai, le seul trésor d’Israël : la divine Thora ! Or, dans la sainte armoire, il y en avait quinze copies ! quinze copies qui demeureraient exposées sans défense aux outrages des méchants ! La pensée des innombrables souillures que subiraient peut-être les Saints Livres de Moïse arrachait chaque matin des larmes au vénérable Hazën, tandis qu’il appelait les fidèles à l’almémor et que, le doigt enveloppé dans son taliss, il les accompagnait dans la lecture du texte sacré. Et en voyant ses larmes, la synagogue tout entière éclatait en sanglots et en gémissements. On implorait le ciel de hâter l’arrivée de ces Cosaques que promettait toujours Reb Mosché et qu’on ne voyait jamais venir. Et c’était affreux de songer que, pour protéger les Thora du tabernacle et les pauvres brebis de la Communauté, il ne restait d’autre ressource que les bourreaux des ancêtres !

Cet espoir même vint à manquer.

Dès qu’il eut reçu la réponse de Timothée Bobrykine, le comte Zavorski se rendit chez le Rabbin Miraculeux. Comme il l’avait prévu, Trépoff était entré dans une colère furibonde et avait déclaré qu’il n’enverrait jamais un Cosaque à Schwarzé Témé, dussent tous les Juifs de la Communauté et de toutes les Communautés de Russie être massacrés jusqu’au dernier, — ce qui était fort désirable.

— Eh bien, Pani Zavorski, dit paisiblement le Zadik, nous nous passerons des Cosaques ! Si Dieu veut nous accabler, ce ne sont pas des Cosaques qui pourront nous faire échapper à sa colère. Vous connaissez, Pani, les vers de notre Roi Salomon :

Si Dieu n’édifie pas la maison,
C’est en vain i que les maçons y travaillent.
Si Dieu ne garde pas la ville
C’est en vain que la sentinelle veille