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homme, — en cette année 1896, — s’est ouvert les revues, les journaux, les salons littéraires, l’officine des éditeurs. Il n’est encore qu’au seuil de la vie littéraire, mais la porte s’est ouverte. Sa présence est cependant nécessaire en cette « Maison » où, timidement, l’appellent l’admirable veuve et de jeunes enfants. Cette Maison vivait du travail du père : le « cabinet » de l’avocat va-t-il tomber ? Voici l’heure où la vie vient heurter à notre porte.

Le romancier a parlé de « ces voix du passé qui prennent malgré nous la parole, lorsque nos intérêts les plus sacrés entrent en jeu. » Plus simplement, son caractère, qui est droit, ferme, grave et sensible, réagit pour la première fois sur sa vanité. « Regarder la vie en face, » c’est le mot par lequel se terminera la Petite Mademoiselle. L’ayant regardée en face, il l’a vue. Le romancier de Jeanne Michelin redevient Maître Bordeaux, avocat à Thonon.

Mystère de la destinée ! Ce jeune écrivain, arrêté net en son premier élan, que pense-t-il de cet avatar ? Qu’il a sacrifié son talent au devoir et sa carrière à sa famille. Or qu’est-il ? Un esprit qui se dévoyait et qui reprend sa pente naturelle, un cerveau qui se grisait d’une vaine boisson et qui, ramené aux réalités, va y trouver la plus substantielle des nourritures. Il a rêvé d’être un jour appelé « maître » par de jeunes littérateurs en quête de direction ; il est appelé « maître » par le « Palais » de sa sous-préfecture. Mais le président qui, le premier, lui dit : « Maître Bordeaux, vous avez la parole, » ignore que très précisément un maître naît qui, après avoir retrempé au contact du sol natal et de l’àme des petites gens, son cerveau et son cœur, va sous peu prendre et garder la parole pour défendre, non plus devant un modeste tribunal de deuxième classe, mais devant l’opinion de son pays, la plus noble des causes, — très précisément celle à laquelle il vient, payant d’exemple, de sacrifier son envie : la cause de la collectivité familiale.

Cinq ans après, vous eussiez vu dans le cabinet de Me Bordeaux, travailler côte à côte deux jeunes gens. « À nous deux nous n’avions guère plus de quarante ans. » Mais le jeune stagiaire qu’il forme représente pour lui la liberté. C’est pour transmettre à ce jeune frère la « charge » intacte, qu’il a jadis consenti à ce qu’il appelait alors l’exil. Et il est résolu à regagner Paris, — mais avec des sentiments si étrangement changés !