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figure étourdiment qu’il est ailleurs, très loin, chez les patriarches qui font des miracles de renoncement ou chez les apaches qui font du mélodrame devers Charonne.

Je voudrais que la littérature voulût aimer ce qu’on appelle civilisation. Si elle y manque, elle est ingrate, elle que nous avons appris à considérer comme la plus fine et exquise merveille de la civilisation, la plus jolie fleur de l’âme qui s’éloigne de la barbarie. Son ingratitude serait toute récente : car, les bienfaits qu’elle a reçus de la civilisation, elle les lui a toujours rendus ; à travers l’histoire de l’humanité, l’une et l’autre vont ensemble, l’une aidant l’autre. Mais le poète Rustique n’aime pas, et le dit avec désinvolture, la civilité. Les apaches de M. Francis Carco ne sont pas des civilisés. Le poète Rustique a trop de vertu pour se plaire aux vanités du monde ; les apaches ont un entrain qui les empêche de se plier au bel usage. Notre civilisation n’est pas un chef-d’œuvre sans défauts : les saints et les repris de justice ont des objections à lui adresser ; les saints, au nom d’un idéal autrement parfait ; et les repris de justice, au nom de leurs rancunes. Telle qu’elle est, notre civilisation, si menacée, vaut bien qu’on la défende, et non pas contre les retours de la barbarie, comme on dit, mais contre l’éternelle barbarie toute proche, celle des ignorants et celle des sauvages.

Il me semble enfin que nos littérateurs ne devraient pas oublier que la littérature française dure depuis des siècles et qu’il ne convient pas de la traiter sans égards. Elle est une conversation qui dure depuis des siècles, entre lettrés, et qui a toujours été charmante, libre, intelligente. Vous n’allez pas vous y mêler comme des rustres qui, avant de placer leur mot, n’ont pas soin de savoir où en est la causerie, le ton qu’elle a pris et la règle qu’on y observe. Elle est de bonne compagnie ; elle n’est pas non plus refrognée, ni extrêmement pudibonde. Elle aime à rire et, mieux encore, à sourire. Elle s’attendrit volontiers. Mais elle a de l’esprit et ne veut pas qu’on la fasse pleurer pour des riens. Elle déteste qu’on l’ennuie, fût-ce avec les intentions les plus célestes ; ou qu’on la chagrine, fût-ce au nom de la vérité. Elle a de la bonhomie : et c’est la meilleure vertu française.

Après cela, si l’on me dit que cette littérature-là est une vieillerie tout à fait démodée, c’est grand dommage.

André Beaunier.