Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 57.djvu/211

Cette page a été validée par deux contributeurs.

gâter l’œuvre du premier chancelier, M. Hammann montre que bien plutôt cette œuvre a été pervertie par ceux qui s’en donnaient pour les continuateurs. M. Hammann est trop bon patriote pour ne pas admirer jusqu’à la passion la création bismarckienne. Il n’en prend pas moins la défense des hommes de talent qui ont eu la tâche écrasante de remplacer l’homme de génie.

M. Hammann montre assez bien que des trois chanceliers qui se suivirent après Bismarck, jusqu’en 1905, aucun ne mérite les reproches dont fut accablé plus que personne l’honnête soldat qui eut le malheur d’être appelé à la succession du colosse. Ces portraits des trois chanceliers, sans être d’un très grand relief ni d’un très grand éclat, sont une des meilleures parties du livre : le brave Caprivi, avec sa « tête de phoque » rasée à l’ordonnance, son allure militaire, son âme de soldat ne vivant que pour la discipline, qui le rend capable d’un trait noir comme la fameuse « lettre d’Urie » — lettre qui donnait un soufflet public à Bismarck, en priant l’empereur d’Autriche de ne pas le recevoir à Vienne, quand le prince s’y rendit pour le mariage de son fils, — mais capable aussi de quitter le pouvoir sans un mot, sur un signe du maître, en joignant les talons et en exécutant le salut militaire ; puis le vieux Hohenlohe, grand seigneur usé, sourd, qui bégayait à la tribune et lisait ses discours en se trompant de feuillets, homme d’un autre âge, traînant ses regrets de prince « médiatisé » et inconsolable surtout de la loi qui l’avait contraint, en optant pour l’Allemagne, à l’abandon de ses immenses biens et de ses états de Russie ; enfin, le souple, brillant Bülow, l’enfant chéri de la fortune, le demi-Romain de la villa Caffarelli, le diplomate heureux, disert, habile à calmer le taureau et à le prendre « plutôt par les oreilles que par les cornes, » le charmeur, le premier dignitaire de l’Empire qui ait essayé dans ses salons la fusion de la politique et des affaires et qui ait ouvert, ô merveille ! les soirées de la Wilhelmstrasse aux gens de lettres et aux artistes.

Il est évident que de ces trois hommes, aucun (et le premier surtout) ne fut assez fou pour faire exprès le malheur de son pays. Les fautes que Bismarck reproche à Caprivi, par exemple l’accord douanier avec l’Autriche-Hongrie, se sont révélées à l’épreuve des mesures pleines de sens. Sans cet