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Machiavel, dans un endroit de ses Discours sur Tite-Live, pose la question de savoir quel est, de la république ou de la monarchie, le gouvernement le plus capable d’ingratitude. C’est un joli problème et nous aurions en France des exemples récents qui mériteraient bien le prix à la démocratie. Machiavel le donne aux princes, et il faut avouer que le cas de Bismarck n’est pas fait pour lui donner tort. Il est juste d’ajouter que si Bismarck fut sacrifié avec une brutalité inouïe, il n’était pas homme à donner le modèle de la résignation chrétienne et à baiser la main qui le frappait. L’Empereur devait l’éprouver. A partir du jour de sa disgrâce, ce fut entre Bismarck et lui une fronde continuelle, où le jeune souverain n’apparaît pas toujours en fort bonne posture. Cette opposition ne fut pas un mince embarras pour le chancelier de Caprivi. C’est de Friedrichsruhe que partaient sans relâche les médisances malignes, bientôt déformées et grossies, qui ne ménageaient pas l’honnêteté des ministres et la conduite de leurs femmes, bien mieux, ne respectaient pas les personnes impériales et représentaient le monarque comme un dégénéré. Bismarck avait sa presse qui prenait chez lui son mot d’ordre et bafouait indistinctement toutes les mesures que pouvait prendre son infortuné successeur. Il ralliait naturellement tout ce qu’il y avait dans l’Empire de mécontents, de gens aigris, tout ce que l’esprit prussien a de rétrograde et de boudeur, tous les railleurs, tous les fossiles et les partisans du passé, tous les patriotes enfin, et ils étaient nombreux, qui confondaient le génie de l’Allemagne avec le destin du chancelier de fer devenu héros national. On peut se figurer ce qu’était il y a trente ans l’idolâtrie de Bismarck dans le pays qui, naguère encore, dans le délire de quelques victoires sans lendemain, inventait le culte du maréchal à la tête de bois. Il y eut en Allemagne deux gouvernements à la fois, et c’est la survivance de l’esprit de Bismarck qui, pour M. Hammann, après avoir été de son vivant la cause de difficultés sans nombre, devait être l’origine de tous les malheurs de l’Allemagne.

Ce gouvernement occulte du grand homme, par-delà la retraite et par-delà le tombeau, tel fut, suivant notre auteur, le drame secret de la politique allemande et la raison de ses échecs. Tandis que la plupart des juges superficiels s’en prennent de ces échecs aux misérables brouillons qui sont venus