Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 57.djvu/100

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les Anglais, les peuples anglais doivent à l’Empire, elle dit ce que l’Empire doit aux races sujettes, à l’humanité. « Gardez la loi, soyez rapides en toute obéissance, purifiez votre terre du mal, bâtissez la route, jetez le pont sur le gué. Faites que chacun soit assuré de son dû, qu’il moissonne où il a semé ! Par la paix de nos peuples, que le monde sache que nous servons Dieu ![1] »

Servir Dieu, dans la langue des Anglo-Saxons, en Amérique comme en Angleterre, où la religion va se pénétrant de pragmatisme, de plus en plus, aujourd’hui, cela veut dire servir les hommes, servir le mouvement de la vie contre l’inertie des choses, construire, organiser, mener la lutte contre la misère, la souffrance, l’ignorance, la paresse, l’injustice, les influences de misère et de dégénérescence. Pour l’Anglais de l’Inde, comme pour les Américains des Philippines, c’est assumer « le fardeau de l’homme blanc, » « c’est être patient et réprimer en soi l’orgueil, c’est se faire serf et balayeur d’impuretés et décombres, c’est peiner pour le profit d’autrui, c’est remplir la bouche de la famine et faire reculer la maladie. » C’est communiquer à l’indigène le savoir et le pouvoir de l’Européen, jusqu’à ce que lui-même puisse faire sa loi et se l’appliquer[2].

Telle est la tâche de l’Angleterre dans cette Inde où la justice, depuis que le Raj britannique la surveille, pèse dans la même balance les droits du petit et du grand, où le Musulman ne massacre plus périodiquement l’Hindou ni l’Hindou le Musulman, où les famines qui sévissaient sur des millions d’hommes sont de plus en plus rares et vite conjurées. Ce que peut être, chez des fonctionnaires anglais de l’Inde, chez une Anglaise qui n’exerce aucune fonction, simplement sœur des Florence Nightingale et des Edith Cavell, l’oubli de soi-même dans la lutte organisée contre ce fléau, Kipling en a fortement témoigné[3]. Ce dévouement-là, ce n’est pas l’instinct de la ruche anglaise qui le suscite, c’est une autorité dont le pouvoir porte bien plus loin : cette conscience qu’évoquait le poêle dans le prélude de ses strophes de guerre, quand il nous montrait le Tentateur offrant à l’Homme la Gloire, la Puissance, et lui soufflant de se taillera son gré son royaume, car toutes les choses de la terre, sa volonté peut les lui conquérir : « Mais l’esprit de

  1. Song of the English, dans The Seven Seas.
  2. The White Man’s Burden, dans The Five Valions.
  3. William the Conqueror, dans The Day’s Work.