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de bougainvilliers. C’était au sortir du déjeuner, au moment le plus ensoleillé et le plus tiède de la journée. Quand l’après-midi était tout à fait chaud, cette grande bourgeoise, qui rappelait les Mme Cornuel et les Mme Geoffrin, préférait descendre au jardin et s’y installer dans un tonneau d’osier, comme la marquise du Deffand. Qui n’a pas vu Mme Germain dans son tonneau n’a rien vu. Elle se tenait là, vêtue d’une soie noire qui chatoyait au soleil comme une cuirasse, ou un bouclier. Elle était casquée d’un petit chapeau, surmonté d’une aigrette belliqueuse. Le menton entre le pouce et l’index, elle écoutait d’un air recueilli et approbateur le grave personnage qui parlait. Et, quand c’étaient MM. Gabriel Hanotaux et Francis Charmes qui se tenaient de chaque côté du tonneau, on aurait dit la sage Minerve, entre les deux Muses austères de l’Histoire et de la Politique.

C’était habituellement à ce moment-là que M. Robert de la Sizeranne faisait son apparition à Orangini. Il choisissait de préférence les jours où il n’y avait ni princes, ni ambassadeurs, ni ministres, ni célébrités d’aucune sorte, — les jours de complète intimité. Les familiers de la maison, des femmes et des jeunes filles du monde, des bridgeurs enragés faisaient cercle autour du tonneau. Ceux qui ne le connaissaient pas braquaient tout de suite leurs yeux sur ce visiteur au profil si original et qui s’avançait en homme sûr de soi, avec un air de si parfaite aisance. À peine s’était-il installé que toutes les petites conversations particulières s’éteignaient. L’attention se concentrait peu à peu autour de lui et de la maîtresse du logis, qui excellait d’ailleurs à provoquer la verve du moindre de ses interlocuteurs. Elle s’entendait non moins bien à donner la réplique. Bientôt, il n’y avait plus que M. Robert de la Sizeranne qui parlât, et il le faisait avec un tel intérêt et une telle autorité que toute cette frivole assistance devenait un auditoire qui l’écoutait, la mine subitement sérieuse. Après avoir effleuré les dernières histoires mondaines, les dernières nouvelles de la politique, ou de la littérature, le causeur s’élevait insensiblement jusqu’à la pure région des idées générales, où il finissait par se tenir et s’établir en maître. Et voilà que l’atmosphère semblait s’être purifiée. On se trouvait comme sur une hauteur, où l’on respirait plus à l’aise, où l’on voyait loin, où,