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trop définitives. Souvenons-nous d’abord que Pouchkine fut l’enfant de son siècle et en résuma autant le génie que les faiblesses. Ce fut avant tout un intuitif et un passionné et tout le distingue de la grave sérénité de Dante et de la fierté inflexible, froide, méprisante de Lord Byron. Malgré l’envergure de sa pensée poétique, il était resté très humain, trop humain, c’est-à-dire vulnérable, aussi apte à comprendre les hommes et à les aimer qu’à en souffrir. Son ascendance africaine, l’éducation un peu relâchée qu’il avait reçue, comme tous les jeunes gens nobles de son époque, l’atmosphère qui l’environnait, brillante et superficielle, corrompue par l’influence d’une Cour qui aimait l’intrigue et les courbettes, tout avait contribué à énerver sa volonté. Cela dit, nous admettrons avec M. Baring que les péripéties d’une histoire d’amour ou même des déboires d’ordre politique, ne suffisent pas à expliquer la désharmonie des dernières années de la vie de Pouchkine. Nous serons alors obligés de reconnaître que ce grand poète qui portait en lui tant de promesses d’une carrière glorieuse, n’eut pas la force ni la foi nécessaires pour secouer le poids trop lourd de soucis intimes et d’humiliations personnelles et se tourner tout entier vers son art.

Mais revenons à George d’Anthès. Trois semaines s’étaient à peine écoulées depuis son mariage que son ancien amour pour Mme Pouchkine entrait dans une phase nouvelle qui fut des plus violentes ; exaspéré de n’être que trop séparé d’elle par le réseau des convenances, voyant que la prudence dictait à la jeune femme une retenue extrême devant le monde, d’Anthès affecta, ou, qui sait ? ressentit peut-être sincèrement un grand désespoir. Pour un si beau et si habile joueur, c’était là le meilleur des atouts. Il écrivit donc à Mme Pouchkine une lettre qui était, selon le mode romantique, « un cri de désespoir du premier au dernier mot, » et où le plus pressant appel se mêlait à des menaces de suicide. Ce message de détresse réussit à éveiller l’effroi et la pitié de celle qui fut aux yeux des contemporains glaciale et intraitable.

Et voici la belle Nathalie qui accourt au rendez-vous fixé dans l’appartement de son amie, Mme Poletika ; elle s’y rencontre seule avec d’Anthès, et, pour mieux assurer le secret de leur entretien, un jeune officier monte la garde dans la rue, devant leur porte. Cet officier n’est autre que Lanskoy, qui plus tard devait épouser Mme Pouchkine en secondes noces.