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LE DUEL ET LA MORT DE POUCHKINE

Les grands poètes ont parfois un mystérieux don de lucidité prophétique, un pouvoir visionnaire qui projette dans leurs esprits et dans leurs œuvres des images très nettes d’un avenir lointain. C’est ainsi que nous trouvons dans le poème de Pouchkine Eugène Onéguine le tableau du fatal duel que l’auteur avait pressenti et qui devait, onze ans plus tard, l’arracher à la vie, en pleine gloire littéraire.

La scène de la mort du jeune poète Lensky est par elle-même un pur chef-d’œuvre ; mais ce sixième chapitre d’Onéguine devient encore plus saisissant, quand on le compare aux récits que les quelques témoins de la mort tragique de Pouchkine nous ont laissés. Nous y reconnaissons le même ciel maussade, ciel de janvier lourd de neige et de mélancolie ; et, dans cette lumière blanche et opaque, voici les deux adversaires qui marchent l’un contre l’autre, deux hommes animés d’une haine invincible que rien ne saurait apaiser. Et même les causes de cette haine ne sont-elles pas identiques ? C’est la folle coquetterie d’Olga, c’est l’imprudence d’Onéguine, c’est la jalousie et l’orgueil meurtri du poète qui ont amené ces amis d’hier sur le terrain. Et Olga, la délicieuse fiancée, à la fois naïve et frivole, n’est-elle pas la sœur cadette et si ressemblante de Nathalie Pouchkine ?

La réalité vint confirmer mot à mot les poétiques rêveries de l’auteur d’Onéguine.

Comme dans un songe terrible, insensé,
Ils préparent la mort dans le calme et le silence.
Ne vont-ils pas s’interrompre en riant avant d’ensanglanter leurs mains ?
Ne vont-ils pas se séparer amicalement ?
Mais la haine mondaine a une peur farouche de la fausse honte.