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musée des souvenirs. Bientôt une génération viendra, pour qui son vocabulaire n’évoquera plus d’images précises, et qui verra sans couleur les mots que les combattants voyaient tachés de boue, tachés de sang : Et puis une autre encore, qui les trouvera vieillots et en cherchera de nouveaux mieux adaptés à ses besoins. Il est arrivé à sa limite extrême ; cette limite se restreindra, elle se restreint déjà ; elle ne s’étendra plus.

Il faut déplorer la vulgarité menaçante que tout argot comporte, et que celui-ci avait spécialement exagérée. Mais il faut tenir compte aussi des enrichissements possibles. Notre langue n’a jamais péché par excès de pittoresque ; dans la longue querelle qu’elle eut jadis avec ses voisines pour la suprématie, on lui a reproché souvent d’être terne. On lui a reproché aussi d’être sèche, et de manquer de cette fleur d’embonpoint qui indique les constitutions vigoureuses. Or, toutes les découvertes qu’elle avait dû nommer, toutes les idées qu’elle avait dû enregistrer à l’époque contemporaine, les sciences avec leurs noms, abstraits, la médecine avec ses mots hybrides, la philosophie avec son jargon, avaient contribué à renforcer son caractère intellectuel, au détriment de la couleur. À ce défaut, le parler populaire, nourri, copieux, éclatant, est un bon remède ; il matérialise ce qui devient trop abstrait ; il abonde en images bien faites pour draper les idées trop nues. On sait de reste que les puristes les plus scrupuleux recommandent volontiers ce retour au peuple, et que la tradition nous montre les grammairiens de marque occupés à noter les trouvailles des crocheteurs et les improvisations des portefaix. Si la guerre a rajeuni nos métaphores, tant mieux : elles en avaient grand besoin. A supposer même que l’argot des tranchées subsiste longtemps dans ces couches profondes qui constituent comme le réservoir de la langue, n’en soyons pas inquiets : et même sachons y puiser quelquefois : à condition qu’un goût éclairé préside à ce choix, qu’une culture solide nous préserve des vulgarités envahissantes, et nous permette de rester fidèles à notre génie : c’est ici l’essentiel.


III. — LA CULTURE GÉNÉRALE EN DÉCROISSANCE

La guerre, en effet, a trouvé la langue française dans un état de malaise, qu’elle a d’abord aggravé.