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SOUVENIRS DE CAPTIVITÉ EN ALLEMAGNE.

A Weimar, sur la gare, sur la poste, sur le palais grand-ducal, flottait, le drapeau rouge. Le grand-duc lui-même était prisonnier dans son palais, sinistre avec toutes ses fenêtres closes et deux sentinelles, ou plutôt deux geôliers, fumant la cigarette, et faisant les cent pas devant la grande porte armoriée. C’était précisément le jour où le Landtag de Saxe-Weimar ouvrait sa session annuelle. Nous nous dirigeâmes vers le ministère, siège de l’Assemblée. On nous laissa pénétrer sans difficulté. Nous montâmes un escalier, poussâmes une porte ; nous étions dans la tribune publique de la salle du Landtag.

Je n’oublierai jamais le spectacle qui m’apparut. Le chef du ministère révolutionnaire, un ancien aubergiste socialiste, M. Baudert, achevait un discours et devant lui, épars à travers la salle déjà à moitié vide, les députés replaçaient dans leurs serviettes les papiers qu’ils en avaient sortis, et, les yeux baissés, prenaient aussitôt le chemin de la porte. C’étaient presque tous des conservateurs, de grands propriétaires, des barons ou tout au moins des Rittergutbesitzer, élus du suffrage restreint, mais tout de même représentants légaux et se croyant tels, d’un régime auquel chacun d’eux avait juré fidélité. Et ils venaient d’entendre, sans un mot de protestation, le chef du régime nouveau les congédier comme des valets. Il avait suffi de leur intimer l’ordre de sortir pour qu’ils sortissent, sanglés dans leurs redingotes qui contrastaient comiquement avec le veston de l’homme qui les expulsait. Beaucoup d’entre eux étaient balafrés d’une cicatrice universitaire, reste des Mensuren de leur jeunesse d’étudiants. Et pourtant, pas un n’avait fait mine de résister. Et le plus humiliant, c’est qu’on ne s’était pas même donné la peine de déployer pour les contraindre l’appareil militaire des coups d’Etat. Il n’y avait pas un soldat ni dans la salle, ni dans la rue. Visiblement on avait compté sur leur obéissance... Ils obéissaient.

La salle était vide. Nous nous mîmes en quête de M. Baudert. Nous le trouvâmes installé dans le salon de l’Excellenz Röthe, l’ancien chef du ministère de Weimar. Il fumait une courte pipe et signait fébrilement des papiers. A peine eut-il vu le bourgmestre, un des anciens clients de son auberge, il le salua cordialement et s’enquit du motif de notre visite. Je lui expliquai que j’étais prisonnier depuis trente-et-un mois et que je désirais un passeport. « Rien de plus simple. Où allez-vous ?»