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bonne foi ? Ce que nous vîmes alors se dérouler sous nos yeux, nous prouva du moins que le gouvernement de Berlin connaissait aussi bien les mœurs de ce peuple que Panurge celles des moulons. Tout se passa comme il avait été prévu et si je puis ainsi dire avec une impeccable méthode. Nul à-coup, nulle surprise. Ce fut admirable ou plutôt lamentable et grotesque. Après quelques jours d’enivrement et d’espoir, le refus des Alliés rappela brusquement à la réalité les foules perdues dans le rêve. Et naturellement, en sortant de leur griserie, elles tombèrent dans la fureur. Un accès de démence s’empara de tout le monde. On n’entendit plus parler que de furor teutonicus, que de lutte à outrance sans répit comme sans merci... Toute trace de bon sens avait subitement disparu. Il n’y avait pas la moindre hypocrisie dans les déclamations contre la sentimentalité qui avait jusqu’alors retenu le bras de l’Allemagne. Chacun réclamait le recours à l’ultima ratio, je veux dire à l’Unbeschränkter Ubootkrieg, à la guerre sous-marine sans restriction.

Dans les conversations, dans les colonnes des journaux, sur les affiches placardées aux murs revenait constamment ce mot d’ordre : Ubooten heraus ! La manœuvre du gouvernement réussissait à souhait. Il avait mené l’opinion où il le voulait. Il se faisait imposer par elle ce qu’il avait décidé d’accomplir. Von Tirpitz devenait le héros du jour. Les pangermanistes triomphaient. Déjà s’élaborait le programme du Vaterlandspartei. Un cri d’enthousiasme accueillit la nouvelle du blocus de toutes les mers et du torpillage universel. On ne discutait plus que le point de savoir si l’Entente serait réduite à merci dans six semaines ou dans trois mois. L’attitude de l’Amérique n’effrayait personne. Plusieurs même désiraient qu’elle entrât en lice. On coulerait ses navires avec les autres...

Ce qui rendait si intéressante à observer cette crise d’hystérie collective, c’était sa correspondance parfaite au tempérament du malade. Pour lui donner la généralité et la profondeur qui surprenaient en elle, il avait fallu une nation chez qui le culte de l’Etat, la discipline imposée et l’organisation universellement acceptée eussent aboli, du haut en bas, la critique et le self-control. Les agitations d’un peuple libre fournissent par leur désordre même, par le conflit qu’elles provoquent entre des passions opposées, la possibilité de les