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SOUVENIRS DE CAPTIVITÉ EN ALLEMAGNE.

accomplit un métier. Il leur suffit d’être mathématiciens, chimistes ou philologues. Leur critique se renferme dans le domaine étroit qu’ils explorent. Aucun d’eux n’a plus le désir de s’élever au delà, de chercher à comprendre la signification de la vie sociale et politique dans laquelle s’absorbe son rôle. Les prodigieux succès de la force allemande les ont convaincus de son excellence. Ils s’abandonnent sans contrôle à la direction de l’Etat. S’ils s’avisent de porter sur lui leur attention, c’est pour en admirer la sagesse, en proclamer la supériorité, en justifier les ambitions. Tous lui sacrifient leur indépendance morale. Pendant qu’il les conduisait à l’abîme qu’ils auraient pu, qu’ils auraient dû voir, ils chantaient ses louanges et annonçaient sa victoire.

J’ai pu remarquer du reste, pendant mon séjour à Iéna, combien le prestige du « professeur » avait pâli en Allemagne. Et la cause n’en est pas seulement, me semble-t-il, dans le matérialisme qui fait classer les hommes suivant leurs revenus et établit la hiérarchie sociale d’après celle des fortunes. Elle me paraît devoir être cherchée aussi dans la servilité du monde académique à l’égard de l’Etat. Il faut avoir son franc parler et conserver sa pensée libre pour diriger l’opinion d’un peuple. Or, à mesure que l’Etat prétendait davantage se subordonner la nation, les universitaires se conformaient plus docilement à ses vues et lui obéissaient avec plus d’empressement. Ils se faisaient gloire du joug qu’ils acceptaient et dont le gouvernement les récompensait par l’octroi de plus en plus large de titres honorifiques ravalant ceux qui eussent dû être les serviteurs de la vérité au rang de personnages officiels. L’importance qu’ils accordaient à ces vaines et dégradantes distinctions était comique et lamentable. J’ai compté sur le programme de l’université, rien que dans la Faculté de philosophie, trois Geheimräte et dix-sept Hofräte !

Le défaut d’esprit critique chez ces professeurs, leur ignorance de la situation de l’Europe, l’absence totale chez eux du sentiment le plus élémentaire de la justice, dès qu’il y allait des intérêts ou des appétits de l’Allemagne, avaient quelque chose d’effrayant et de décourageant. Depuis de longues années, je connaissais l’un d’entre eux, un historien, et un historien dont les travaux s’étaient jusqu’alors particulièrement rapportés à l’histoire de France et à celle de l’Angleterre. J’eus l’occasion