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siècle, le christianisme avait déclaré qu’il n’est pas permis d’être homme d’épée, » et que le « fils de la paix, » qui ne doit même pas s’engager dans un procès, peut encore moins s’engager dans une bataille ; il avait affirmé l’incompatibilité du service militaire et du christianisme, puisque « le Seigneur en désarmant Pierre manifesta clairement sa volonté que chaque soldat dépose l’épée. » Il ne restait donc rien d’autre à faire au soldat chrétien que « d’abandonner immédiatement l’armée et de se résoudre à souffrir pour le Christ le sort de tous les autres chrétiens. » Les canons de l’Eglise d’Alexandrie déconseillent le volontariat — fondement de l’armée romaine — et affirment avec autorité qu’il ne sied pas aux Chrétiens de porter les armes. Lactance met sur le même plan l’impossibilité de participer à une condamnation capitale et celle de prendre part à une guerre, car au principe divin qui défend de tuer » on ne peut faire aucune exception ». Saint Augustin enfin démontrera un peu plus tard qu’il est indifférent pour le bon chrétien de vivre sous tel ou tel gouvernement, d’obéir à l’Empire ou aux Barbares, pourvu que l’Etat ne l’oblige à aucune impiété ou iniquité.

Il n’y a peut-être pas, dans l’histoire du genre humain, une tragédie comparable à celle-ci. Pendant dix siècles, la civilisation antique avait inlassablement travaillé à créer l’Etat parfait, sage, humain, généreux, libre, juste, qui ferait régner sur le monde la beauté, la vérité et la vertu. Cet Etat parfait avait été la suprême ambition de la Grèce et de Rome, de la Rome républicaine comme de la Rome impériale. Guerriers et hommes d’Etat, philosophes et orateurs, poètes et artistes, avaient apporté le meilleur de leurs forces, pendant des siècles et des siècles, à cette œuvre immense. Aristide et Périclès, Scipion et Auguste, Platon et Aristote, Démosthène et Cicéron, Homère et Virgile, Horace et Tacite, Vespasien et Marc-Aurèle, avaient été les collaborateurs de cette unique création. Et ce merveilleux effort de tant de siècles et de tant de génies aboutissait, au m*’siècle de notre ère, à la plus épouvantable crise d’anarchie et de désordre qui se fût jamais produite ; au despotisme violent et corrompu de la force brutale, dépouillée de toute autorité morale ; à la destruction de la civilisation la plus raffinée, à la nécessité de s’agenouiller devant un souverain asiatique comme devant un Dieu vivant, afin de sauver du vieux monde et de ses trésors