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la nouvelle religion s’enhardit à soutenir, avec plus ou moins de ferveur selon les sectes, que le chrétien ne doit rechercher ni les charges publiques, ni les honneurs, ni les places qui peuvent mettre sa foi en danger, c’est-à-dire les places les plus élevées et les plus importantes ; car il lui est interdit, s’il ne veut pas perdre son âme, de prendre soin des temples, d’organiser les jeux du cirque, de juger et de poursuivre ses frères. Le monde où les autres hommes vivent et jouissent, est souillé par une religion et une civilisation que le Christ a maudites ; il n’y a ni joie ni douleur, ni prix ni châtiment qui peuvent induire le parfait chrétien à participer aux dangereuses vanités de son existence corrompue, lui qui, au contraire, n’aspire qu’à sortir le plus tôt possible de cette vallée de péché et de larmes. Logiquement le devoir du chrétien serait donc de détruire l’Empire ; s’il ne le fait pas, c’est, comme le dit Tertullien, qu’il possède à fond la doctrine et l’habitude de la douceur et qu’il répugne à la violence. Mais se mêler à son existence de péché et d’impiété, jamais ! La mort ou la misère plutôt.

On imagine aisément l’effet de semblables doctrines dans les esprits élevés, à une époque où les fonctions publiques devenaient si lourdes et si dangereuses ; où les races barbares s’emparaient de l’Etat ; et les qualités violentes de l’esprit humain étaient de plus en plus nécessaires au gouvernement. Le christianisme détruisait l’Empire par l’abstention. Il privait l’administration centrale et les administrations municipales d’une foule d’hommes intelligents et cultivés des classes supérieures ; il accaparait surtout les hommes meilleurs au point de vue moral, les esprits nobles et élevés. La vie de saint Augustin montre un peu plus tard, dans un cas célèbre, comment les esprits supérieurs finissaient par préférer la religion à la politique, l’Eglise aux fonctions publiques. Mais déjà au IIIe siècle, de nombreux citoyens, que les lois destinaient à la gestion des affaires publiques, préféraient donner leurs biens à l’Église et se soustraire par la pauvreté aux lourdes responsabilités du pouvoir ; d’autres y échappaient par différents moyens dont quelques-uns seront par la suite déplorés par les empereurs chrétiens eux-mêmes ; le célibat, sanctifié par la religion, se généralise beaucoup plus qu’aux moments les plus critiques du monde païen. Mais plus encore que les emplois civils, l’armée souffrait de cette abstention systématique. Déjà dès le second