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jamais cherché à mettre son pouvoir au service d’une cabale de cour ou d’une intrigue politique. Introduit auprès des souverains russes vers l’année 1900 par la grande-duchesse Militza, fille du roi de Monténégro et femme du grand-duc Pierre (cousin issu de germains de l’empereur Nicolas), il mourut trois ou quatre années plus tard, laissant la place libre à un personnage bien autrement redoutable, Gregori Raspoutine, qui contribua puissamment à amener la catastrophe dans laquelle sombra la dynastie des Romanoff et, avec elle, l’Etat plus que millénaire russe.

La prodigieuse aventure de ce paysan illettré, ivrogne et dévergondé, parti d’un village perdu de la Sibérie pour devenir l’intime, le conseiller, et on peut dire même l’idole du couple impérial russe, a déjà suscité toute une littérature. Les nombreux livres qui traitent de son incroyable carrière sont naturellement de valeur inégale. Celui qui me paraît contenir l’étude la plus pénétrante et la plus documentée est encore le livre, que j’ai déjà plusieurs fois cité, du docteur Dillon. Je n’ai pas de souvenirs personnels à y ajouter. En effet, quoique la première apparition de Raspoutine à Saint-Pétersbourg semble dater de 1905 ou de 1906, pendant les premières années et jusqu’à l’époque où je quittai le ministère des Affaires étrangères, il ne sortit pour ainsi dire pas des coulisses de la cour, et son influence ne se faisait encore sentir que dans les affaires purement domestiques de la famille impériale. Quoique je me sois trouvé fort souvent au Palais impérial, je n’ai jamais ou l’occasion de l’apercevoir : tout ce que j’en savais à cette époque, je le tenais de M. Stolypine, de quelques-uns des familiers de la cour et de mon frère. M. Dillon raconte que ce dernier dut quitter le poste de Procureur général du Saint-Synode par suite des intrigues de Raspoutine ; c’est parfaitement exact : mon frère donna sa démission à cause de l’intervention de l’impératrice Alexandra dans une série de nominations ecclésiastiques faites dans un sens qu’il n’approuvait pas. Or, l’Impératrice agissait à l’instigation de Raspoutine qui n’osait pas encore se mêler des affaires de l’Etat, mais qui, dès cette époque, s’essayait à combattre certains prélats dont il redoutait l’hostilité, et à en protéger d’autres sur la connivence desquels il pouvait compter.

Je relève toutefois dans le récit du docteur Dillon une grave