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Boito lui donne la forme d’un chant, d’un « air, » avec un simple, un pauvre accompagnement « à la tierce. » Qu’importe, si la justesse et l’intensité de l’expression morale ne s’en trouvent nullement amoindries. Le dernier épisode, la mort de Faust, est encore, et pour les mêmes raisons, raisons du cœur, un des bons, un des beaux moments de l’opéra. N’allez pas au moins conclure de là que les autres raisons manquent à la musique de Boito. Chez cet artiste complet, l’intelligence n’était point inégale à la sensibilité. Il ne séparait pas les deux modes de la connaissance. Je ne sais rien de noble, rien de haut et de profond, qu’il ne comprît et qu’il n’aimât. Poète, musicien, il n’était ni l’un ni l’autre seulement, il était plus que l’un et l’autre ensemble. Quelle que soit la valeur d’une de ses œuvres et de son œuvre entière, il valait infiniment davantage. Curieux, épris de toutes les idées et de toutes les formes, universel « dilettante, » pourvu qu’on ajoute à ce mot un degré de chaleur et d’amour, l’homme que fut Boito restera dans notre mémoire comme un exemplaire éminent de l’humanisme et de l’humanité.

« Lontano ! Lontano ! Lontano !» Ainsi commence, d’une façon délicieuse, le dernier duo de Faust et de Marguerite. Combien de fois, depuis la mort de notre ami, n’avons-nous pas cru les entendre, ces notes, mourantes elles-mêmes, flotter autour de nous ! Qu’ils sont lointains, les premiers jours d’une amitié qui dura trente ans ! « Lontano ! Lontano ! » Ou bien la molle barcarolle d’Hélène : « Canta, o sirena, la serenata. » Mélodies populaires là-bas, et que, dans les nuits d’été, par les fenêtres ouvertes, des voix jeunes et pures jetaient naguère aux échos d’Italie, muets pour nous depuis si longtemps !

Sa voix à lui, voix d’outre-tombe, nous chantera peut-être un jour de nouveaux chants, et plus beaux. On sait combien d’années, oublieux d’une moitié de lui-même, il ne voulut que servir un maître plus grand que lui, n’estimant rien au-dessus d’un si glorieux service. Sans le poète d’Otello et de Falstaff, nous n’en aurions jamais eu le musicien. Par deux fois, il nous l’a dit, et les lecteurs de la Revue, au lendemain de sa mort, l’ont appris de nous, par deux fois Boito fit « résonner le colosse de bronze » et les sons qu’il en tira, les derniers, furent les plus profonds et les plus purs. « Il faut qu’il croisse et que je diminue. » A l’égard de Verdi, Boito n’eut pas d’autre désir et ne suivit pas d’autre loi. « La servitude volontaire que j’ai consacrée à cet homme juste, noble entre tous et vraiment grand, est l’acte de ma vie dont je me félicite le plus. »