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fois, la bombe est tombée tout près, sur le presbytère. Maintenant, les gothas survolent la maison. Leur grondement emplit le ciel comme une colère surnaturelle. Hector se précipite dans la maison, fait jouer toutes les lumières, illumine par bravade. « Mettez le feu à la maison ! » crie Ellie. Au même moment, fracas, lueurs épouvantables. La bombe est tombée droit dans la cave à la dynamite, où venaient de se terrer Mangan et le voleur. Ainsi M. Bernard Shaw se débarrasse de ses ennemis : il fait justice des coquins, sépare les bons des méchants, purge la terre par le feu du ciel, et Ellie épousera « son père spirituel, » le capitaine Shotover.

Je ne sais trop ce que le public pensera de ce dénouement. Cette fin apocalyptique demeurera plus tard comme un témoignage amusant de la stupéfaction indignée qu’éprouva le bourgeois anglais quand il eut la surprise de se voir attaqué dans son île. Pour ce qui est de la fable elle-même, il est clair que l’auteur n’y attache qu’un sens poétique. Shakspeare ne donne pas Miranda pour femme à Prospero. Wagner n’a permis qu’un moment à Hans Sachs de soupirer pour Eva. L’étonnant mariage d’Ellie Dunn signifie seulement que la jeune Angleterre ne retrouvera sa grandeur qu’en renouant avec ses traditions héroïques. Mais cette fantaisie porte profondément la marque de M. Shaw. Elle se relie à ce qu’il y a de plus personnel dans son œuvre, à l’acte « philosophique » de Man and superman. C’est l’horreur, non seulement de la sensualité, mais de la fadeur, le dégoût de la mollesse et de l’attendrissement, la haine de ce qui engourdit, efféminé, affaiblit, de tout ce qui corrompt et avilit dans l’homme les facultés viriles. C’est l’idée de la faillite de l’« éducation sentimentale. » C’est le caractère même d’un théâtre, dont le trait essentiel est le dédain de l’amour.


Louis Gillet.