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que je fais un mariage d’argent. C’est ce que font toutes celles qui

sont un peu malignes.

Shotover. — Je ne peux pas discuter. Je suis trop vieux. Je n’ai plus ma tête, je suis fini. Tout ce que je puis vous dire, c’est ceci : il n’y a pas de vieux jeu qui tienne : si vous avez le malheur de vous vendre, ce sera pour votre âme un tel coup que tous les livres, les tableaux, les concerts et les paysages du monde ne parviendront pas à la guérir.

Un peu plus loin, le vieillard ajoute :

À mon âge, n’est-ce pas ? on ne vit plus. L’intérêt est tari. On retombe en enfance. Je ne m’intéresse vraiment plus qu’à mes petites manies. Je suis là, à poursuivre mes vieilles recherches sur les moyens de supprimer mes semblables. Je vois mes filles et leurs maris qui mènent leurs vies absurdes de romanesque, de galanterie et de snobisme. Je vous vois, vous autres, la jeune génération, qui vous détournez de ce roman, de cette sentimentalité et de tout ce snobisme, pour ne vous attacher qu’à l’argent, au bien-être, au bon sens pratiques. Eh bien ! j’ai été dix fois plus heureux sur ma passerelle dans le typhon, ou à demi gelé dans les glaces de l’Arctique, pendant des mois, dans les ténèbres, que vous ne l’êtes, eux ou vous, tant que vous êtes. Qu’est-ce qu’il vous faut ? Un mariage riche. À votre âge, moi, ce qu’il me fallait, c’était l’audace, le péril, l’horreur, la mort. Alors je me sentais vivre, j’existais d’une manière intense. Je ne permettais pas à la peur de la mort de gouverner ma vie : ma récompense, c’est que j’ai vécu. Vous, c’est la peur d’être pauvre qui gouverne la vôtre : en récompense, vous aurez eu à manger, mais vous n’aurez jamais su ce que c’est que la vie.

Ce discours éclaire la pièce. On voit que nous sommes en plein symbole. Cette comédie, c’est l’histoire d’un siècle, le tableau de trois générations. Cette maison en forme de vaisseau, c’est la vieille Angleterre. Shotover, c’est le passé héroïque de la race, c’est la génération des grands aventuriers et des grands conquérants.

Ses filles se bornent à jouir des travaux paternels ; elles n’ajoutent rien à l’héritage et gaspillent leur vie en caprices et en vanités. Mais il leur reste le charme, la beauté d’un sang fier qui fait d’elles des sirènes. Hector même est encore capable d’élégance et de courage. Leur tort, c’est de se désintéresser de l’action pour la volupté de vivre, et d’avoir laissé le pays en proie à la canaille et aux politiciens, à la race énergique