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son faible cœur. Ce cœur qui l’a trahie une fois, et s’est brisé, ne compte plus. Elle n’agira plus que par volonté et par raison. Cette cruelle enfant a peut-être des aînées dans le théâtre d’Ibsen. Pour moi, en dépit de son langage un peu aventuré, elle me semble assez cornélienne. Elle me fait comprendre ces princesses lombardes des dernières pièces du vieux tragique, ces héroïnes qui ergotent sans se lasser contre elles-mêmes, occupées à mettre d’accord leur « gloire » et leur « amour, » et qui jugeraient déshonorant de céder aux instincts confus et à la partie trouble et inférieure de leur âme. Cette jeune Ellie, qui débat son mariage avec le Boss et règle froidement les conditions de ce marché, où elle livre son corps en échange d’une fortune, peut paraître une petite peste, horriblement cérébrale et presque sacrilège : je suis sûr que M. Shaw l’admire pour son courage et sa résolution.

Cependant, il ne peut pas l’approuver tout à fait : il ne peut pas bénir ce mariage, parce qu’il méprise le Boss et que le publicain qui ne songe qu’à l’argent lui paraît ce qu’il y a de plus infâme sur la terre. Le portrait qu’il fait de ce grossier personnage, sa mentalité d’hommes d’affaires, son cynisme, son ignorance, son habileté spéciale pour faire travailler le prochain et le dépouiller en l’égorgeant, sa manière de combiner des « coups » et de profiter de l’effort d’autrui sans y mettre du sien, — tout cela est d’un relief de grande comédie, qui fait songer aux types illustres du théâtre, comme Turcaret ou Mercadet. L’auteur ne se résignera pas à consommer le sacrifice et à livrer la charmante fille à ce vilain parvenu. La Belle n’épousera pas la Bête. Elle va trouver notre vieil ami, le capitaine Shotover, qui émet des maximes abruptes dans sa barbe de prophète. La scène est curieuse. Elle serait à traduire tout entière.

Ellie. — Les vieilles gens prétendent qu’on peut avoir une âme sans avoir d’argent. Ils disent même que plus on est pauvre, plus on a d’âme. Nous autres jeunes, nous savons le contraire. Une âme aujourd’hui, cela coûte cher : c’est plus cher qu’un automobile.

Shotover. — Vraiment ? Elle dévore donc, votre âme ?

Ellie. — Des tas de choses ! De la musique, des tableaux, des livres, des montagnes, des lacs, de belles robes, des relations. Dans ce pays, tout cela est hors de prix… C’est pour sauver mon âme