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gens, comme son Marchbanks, son Tanner et son Anne ; l’auteur est régulièrement du parti de la jeunesse, et c’est ce qui donne à ses pièces leur ton frondeur, leur air de turbulence. On se rappelle cette jeune fille qu’on a vue endormie au lever du rideau : c’est elle qui va être l’héroïne de la pièce. Cette jolie Ellie Dunn est la fille d’un brave homme qui n’a pas réussi ; les parents de ce pauvre hère, un ménage de poètes républicains, l’ont accueilli à sa naissance comme un « soldat de la liberté » et l’ont baptisé Mazzini. Mais le soldat de la liberté a fait de mauvaises affaires. Il a été ruiné par un certain Mangan, celui qu’on appelle « Mangan le Boss, » le « Napoléon des affaires, » une espèce de Jean Giraud, lourd, vulgaire, un nabab riche à millions, qui passe ses nuits à réfléchir à la manière d’économiser dix sous. La jeune fille gagne sa vie à chanter dans les concerts et à copier des tableaux à la National Gallery. Le nabab a cinquante-cinq ans et souffre de l’estomac. Il a demandé la main d’Ellie. Elle accepte, parce qu’elle en a assez de la misère, et qu’elle ne veut plus se préoccuper de faire durer ses gants.

Ce mariage se fera-t-il ? Hésione Hushabye a résolu de l’empêcher. Elle a invité, comme on l’a vu, la jeune fille à la campagne et entreprend de la confesser. Ellie aime, — on devine qui : elle aime, sans le savoir, le mari d’Hésione qu’elle a connu à un concert, et qui l’a abominablement leurrée. Sa déception est cruelle. Quand elle découvre que son héros est un vulgaire menteur, un homme marié, un fourbe, la pauvre enfant éprouve un étourdissement. Elle pense s’évanouir. Mais ce n’est qu’un instant. Les êtres qu’aime M. Shaw ne sont jamais des lâches. La jeune fille se raidit et ne prononce qu’un seul mot, — un de ces mots que lui envierait une « affranchie » de M. Donnay. Elle s’écrie : « Zut ! » — et elle ajoute : « Oui, zut pour moi, bête que je suis ! (Elle se lève). Comment ai-je bien pu m’y laisser attraper ? » (Elle marche vivement de long en large ; son teint a perdu toute sa fleur ; elle paraît vieillie et durcie.) Et elle se décide de plus belle à épouser le Boss, afin de se punir elle-même, de conquérir l’indépendance et de se venger de l’amour, par un acte de liberté où elle soit bien sûre qu’il n’entre nulle faiblesse.

Étrange petite fille ! Une seule déconvenue fait d’elle une révoltée, la dégoûte à jamais de se laisser conduire par