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matériaux qu’il m’a volés. Je ne doute pas qu’il ait fait fortune. Êtes-vous sa fille, mademoiselle ? » Ce surprenant loup de mer, tout en poursuivant son « septième degré de concentration, est un vieux gentleman qui reçoit à table ouverte et jette l’argent par les fenêtres en s’étonnant de la dépense. En même temps, il travaille à une invention terrible, « une espèce de rayon psychique, plus puissant que les rayons X, » pour faire sauter le genre humain, si le genre humain « va trop loin. » Il a une poudrière au fond de son jardin. Et nous le voyons traverser la scène, préoccupé, avec un paquet d’allumettes, qui sont des bâtons de dynamite.

Ce vieil original a eu, comme on l’a vu, deux filles de l’Indienne : deux filles d’une beauté rare, les enfants de la sorcière, les « petites filles du diable, » la brune Hésione Husbabye, et la cadette, la blonde Ariane. Toutes deux sont mariées et mûres, toutes deux belles et désirables, et elles le savent. Elles ont le « charme des Shotover, » l’« infernale fascination » de la famille, la séduction des filles de ce « vieillard surnaturel. » Il y a en elles un pouvoir qui abolit le sens moral, et qui « emporte les hommes par delà l’honneur et déshonneur. » Ariane traîne après elle un déplorable sigisbée, son beau-frère, Randall, type d’inutile attaché à ses jupes. Elle n’est pas plutôt arrivée qu’elle se met en devoir de séduire Hector, le mari d’Hésione. C’est une femme qui a cherché toute sa vie la grande passion, sans réussir à la trouver. Son souci de la correction et son égoïsme l’en empêchent. Elle veut bien qu’Hector lui fasse la cour, et ne demanderait pas mieux que d’avoir une fois une vraie émotion ; mais sa désolante froideur la glace toujours au bon moment. Elle aime l’amour et ne peut aimer. « Il est bien entendu, déclare-t-elle à Hector, que tout ceci n’est qu’un jeu. » Ce mot est la morale de cet énervant marivaudage. Il résume toute l’absurdité de la situation entre ces quatre personnages, dans ce quadrille d’âmes sèches qui exécutent les gestes et les figures de l’amour, comme une sorte de danse conventionnelle et compliquée, impuissants à en éprouver la jeune réalité.

Mais ce qui se passe entre ces deux couples d’âge mûr n’occupe qu’un coin de la comédie. Le théâtre anglais contemporain n’a pas encore adopté la mode des jeunes premiers quinquagénaires. Les héros de M. Shaw sont presque tous des jeunes