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sont irrégulières. Tout sent l’abandon, la bohème. Au lever du rideau, une jeune fille en manteau de voyage et le chapeau sur la tête, visiblement une étrangère, est assise sur le divan qui court sous les hublots ; elle a pris un livre pour passer le temps et, comme personne ne venait s’inquiéter de sa présence, s’est endormie de fatigue en laissant tomber le volume. Nous sommes dans le château de la belle au bois dormant. Ce sera autre chose tout à l’heure, quand nous verrons la maison s’agiter et prendre son allure et son train véritables. Mais tout de suite, avant les premières répliques, les choses ont déjà cet air bizarre et un peu fou qu’affectionne M. Shaw. Comme le dira la bonne Guinness, qui joue dans la pièce le rôle de la vieille servante au franc-parler : « Ça fait toujours cet effet-là aux gens qui ne connaissent pas les façons de la maison. »

Dans cette demeure singulière habite un personnage non moins extraordinaire. Nous entendons d’abord sa voix dans la coulisse : puis, nous le voyons apparaître, grand, sec, autoritaire, avec une immense barbe blanche, en vareuse d’ancien officier de marine et un sifflet pendu au cou. Cet ancêtre est le capitaine Shotover, le propriétaire de ce logis en poupe de vaisseau, qui a roulé un peu sur toutes les mers du monde, tenu dix-huit heures dans un typhon, s’est vendu au diable à Zanzibar et a été marié à une Indienne de la Jamaïque. Il a eu d’elle deux filles, les deux sœurs aux noms de déesses, Hésione et Ariane. A l’heure qu’il est, le capitaine est arrivé à l’âge de quatre-vingt-huit ans. Au théâtre, on n’a pas cet âge-là sans motif. Ce burgrave dissimule quelque symbole dans sa barbe. Pour le moment, il est fort occupé à atteindre le « septième degré de concentration. » Nous le verrons sans cesse surgir par une porte, passer de bâbord à tribord, interpeller les gens, les siffler au jardin, commander la manœuvre et disparaître soudain dans l’entrepont ou la cambuse. Il a cette manie, chaque fois qu’arrive un visiteur, de hurler son signalement à travers l’écoutille, toujours, bien entendu, au nez de l’intéressé. Signe particulier : il a son opinion faite d’un coup d’œil sur chacun, et il est inutile de l’en faire démordre. « Dunn ! J’ai eu un second dans le temps qui s’appelait Dunn. C’était un gredin qui faisait le pirate en Chine. Il s’est établi fournisseur de gréements pour navires avec des