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risque d’y devenir un poison. Un des traits remarquables du théâtre de M. Shaw est qu’il regarde la femme comme une créature dangereuse : elle le devient, en effet, aussitôt qu’on la laisse se détourner de sa fonction. Le malheur est qu’une part de sa fonction est de plaire. M. Shaw tient la femme pour le grand écueil de la création. Elle y est pourtant indispensable. Elle est faite pour donner la vie, mais elle la complique furieusement.

Je gage que M. Shaw rêve parfois, comme saint Augustin, d’un monde plus parfait que le nôtre, où l’homme pourrait se passer d’elle, et où la vie se transmettrait sans trouble, comme dans le monde des abeilles. « Quand vous aurez trouvé une île où il y ait le bonheur et où il n’y ait pas de femmes, écrivez-moi son degré de latitude et de longitude, et j’y cours, » dit un personnage de sa pièce. Il est vrai qu’il est arrivé une fois à M. Shaw de peindre une femme selon son cœur, cette charmante Candida, si pleine de bon sens et de gaité, si simple et si fine à la fois, qui mène sans avoir l’air d’y toucher son benêt de mari, le célèbre orateur, et qui guérit tout doucement le poète Marchbanks en lui faisant éplucher avec elle des pommes de terre. Candida est une perle. Heureux qui la possède ! Mais c’est, dit l’Ecclésiaste, un bonheur rare sous le soleil. En général, M. Shaw a trouvé la douceur des femmes amère comme la mort. Leurs caresses enivrent, font oublier la vie. Qui se livre à leur enchantement, meurt sans avoir vécu. On voit que M. Shaw est ce qu’on appelle un misogyne. De toutes les idoles qu’il s’est acharné à combattre, celle de la femme a été sa plus constante ennemie. Les femmes lui pardonnent cet outrage à leur culte. Elles lui feraient moins peur, s’il ne les aimait pas tant.

Quoi qu’il en soit, voici la comédie qu’il imagine. Une villa du Sussex, à la fin d’un bel après-midi de septembre. Singulière maison, d’ailleurs : la pièce où nous entrons ressemble au château arrière d’un navire de haut bord ; les fenêtres imitent une rangée de hublots, sous un plafond à l’aspect de couvercle écrasé, soutenu par des solives. Les mœurs des habitants sont plus surprenantes encore. Personne pour recevoir les invités et pour s’occuper d’eux ; leurs bagages en détresse encombrent le perron. Pas d’heure fixe pour les repas ; on prend le thé quand le cœur vous en dit, on dîne quand il plaît aux domestiques : tout va à la volée, dans le plus complet désordre. Les finances