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absorbait toutes les puissances de son être. Je lui disais quelquefois en plaisantant : « Moréas, vous n’aimez pas la littérature. Vous n’aimez que la poésie. » Il acceptait la plaisanterie quand il ne suspectait pas l’admiration. Et encore : « Vous avez fait de beaux vers, c’est entendu. Mais, c’est bien sans le savoir. Un poète ne sait jamais ce qu’il fait… Il produit des vers comme le rosier donne des roses… Vous êtes certainement le seul à ne pas comprendre les Stances… Il effilait sa moustache : « Après tout, c’est peut-être vrai… » Toujours en quête de rimes, passionné de beaux souvenirs poétiques, il vous interpellait brusquement : « Savez-vous de qui est ce vers ? » On cherchait, on ne trouvait pas. « Mais vous ne savez donc rien ! Qu’est-ce que vous lisez alors ? C’est du poète Crétin… Crétin est un grand poète ! » Un jour, il se scandalisa parce que j’ignorais l’existence du frère du grand Arnauld, qu’il avait découvert la veille. « Comment ! disait-il, vous ne connaissez pas Arnauld le péteux ! »

Peu de chose suffisait à nourrir son esprit. Abeille attique, il se contentait du suc des fleurs. Quelques passages lui suffisaient pour juger un auteur. Ce goût du rare, ce choix aux pinces fines lui donnait un genre d’esprit critique qui s’exerçait avec justesse sur les questions de forme et de style.

Ces habitudes d’herborisation littéraire expliquent l’évolution de son talent. Ses lectures furent toujours la source de ses propres écrits. Il connaissait à fond les poètes du seizième siècle. Admirateur de Ronsard et de la Pléiade, il publia le Syrtes et les Cantilènes, curieux ouvrages qui, par l’archaïsme, le rajeunissement des mots, l’audace régressive et décadente, lui tirent au quartier latin, et ailleurs, une belle réputation. Puis, le romantisme le séduisit. Il ne jura plus que par Chateaubriand et Flaubert, et ses amis l’entendirent réciter les imprécations de Jaokanann dans Herodias : « Ah ! c’est toi, Jézabel ! Tu as pris son cœur avec le craquement de ta chaussure… Tu hennissais comme une cavale. Étale-toi dans la poussière, fille de Babylone… Tes sanglots te briseront les dents. L’Éternel exècre la puanteur de tes crimes… Maudite. Maudite ! » Tôt ou tard, il ne pouvait manquer de rencontrer Racine et Lamartine. Cette double influence classique adoucit l’inspiration de Moréas et acheva de donner à son vers ce qui lui manquait de pureté et de naturel. L’imitation racinienne lui inspira l’Iphigénie,