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remords, ni scrupule ; il faudrait oublier son âge, — huit ans et cinq mois, — douter de son innocence enfantine et ne point connaître sa nature primesautière et spontanée pour ajouter foi un seul instant à la légende touchante, mais inacceptable, qui le montre, dès ce jour là, sombrant dans la mélancolie et le marasme, résolu à ne plus prononcer un mot, parce qu’on l’a contraint, à force de coups et de boisson, de menaces et de privations, à déposer contre sa mère. Cette histoire-là est plus émouvante, mais elle ne repose sur aucun témoignage, sur aucun texte, sur aucun document. Le Dauphin, comme tous les enfants de son âge, était d’esprit mobile et oublieux ; nous l’avons vu prendre quelque présomption de la curiosité dont il se sent l’objet, de l’intérêt que certains, même des plus farouches, lui témoignent, fût-ce avec rudesse et grossièreté ; pourtant, lorsqu’il se force à mériter ces suffrages indignes de lui, la nature fine et narquoise du descendant de Henri IV reprend parfois ses droits. Gagnié, le chef des cuisines, a raconté plus tard que, un jour, au billard, plusieurs commissaires se passaient de mains en mains le petit prisonnier, en lui lançant au visage des bouffées de fumée. Il se réfugia auprès de Gagnié, et celui-ci lui dit : « Je suis fâché de vous voir en cet état. Monsieur Charles… — Comment ? Tu ne me tutoies pas ? fit l’enfant ; tu m’appelles Monsieur ? Tu n’es donc point au pas ? Pour te punir, bois un verre d’eau ! » Il remplit d’eau un verre que Gagnié vida par complaisance. « Je vous remercie. Monsieur Charles. — … Toujours Monsieur ? Oh ! je vois bien que tu n’es point au pas… Bois encore un verre d’eau. — Pour le coup, protesta Gagnié, je vous suis obligé, je ne bois pas tant d’eau que ça ! » Le jeune prince « riait aux éclats, » jugeant comique de réprimander pour sa tiédeur égalitaire et d’abreuver d’eau un de ces hommes dont il avait remarqué le goût pour l’élocution civique et les boissons moins anodines. La scène dut se passer au milieu d’octobre 1793, s’il est exact, comme le rapporte Gagnié, qu’elle eut pour résultat l’enlèvement du billard ; l’ordre de le supprimer est, en effet, du 25 vendémiaire an II. Le rapprochement est douloureux de cette date avec les mots : le jeune prince riait aux éclats ; le 2.3 vendémiaire, c’est le 16 octobre ! Peut-être, tandis que l’enfant bien-aimé de Marie-Antoinette s’égayait ainsi avec ses geôliers, la Reine, prête à mourir, écrivait-elle