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SOUVENIRS DE CAPTIVITÉ EN ALLEMAGNE

allemands flottant au-dessus des innombrables bureaux de la place, les affiches intimant les ordres des vainqueurs ou faisant connaître de jour en jour de nouvelles arrestations et de nouvelles exécutions de patriotes, les dépêches de l’agence Wolff placardées à la poste, les gares closes, les cloches muettes, les usines désertes, les kiosques où ne se vendaient plus, que des journaux allemands ou de soi-disant journaux belges soudoyés par l’Allemagne, l’espionnage, la délation partout, toutes les libertés auxquelles nous étions aussi accoutumés qu’à la lumière du jour et qui nous étaient aussi indispensables qu’elle, brusquement supprimées, le domicile de chacun constamment menacé, l’absence complète de nouvelles et l’absence surtout de ceux qui combattaient là-bas derrière le front, dont la perpétuelle canonnade mettait jour et nuit dans l’air un bruit sourd d’orage lointain, tout était un supplice journalier dont on ne pouvait se distraire qu’en se réfugiant dans le travail ou en s’absorbant dans des œuvres de bienfaisance. Quel charme, après cela, de se trouver en compagnie d’hommes dont on partageait les espoirs et les souffrances, de leur entendre raconter ces batailles auxquelles ils avaient pris part et dont nous n’avions connu jusqu’alors que les récits de l’ennemi ! Quel soulagement de pouvoir parler à cœur ouvert ne se sentant entouré que d’amis ! Le regret de la Patrie et des êtres chers que l’on avait quittes s’en trouvait adouci. On avait l’impression, même à la vue des sentinelles alignées derrière notre clôture de fils de fer, d’avoir retrouvé la dignité avec la liberté morale.

Je parle, il est vrai, comme un « civil. » Pour les officiers, dont plusieurs se trouvaient à Crefeld depuis le début de la guerre, cette immobilité était pesante. Ils regrettaient les champs de bataille et aspiraient à reprendre l’activité physique qui est inséparable de leur profession. Les plus jeunes d’entre eux, inlassablement, creusaient, en s’entourant de précautions d’une ingéniosité admirable, des tunnels sous les murs de la caserne qui nous servait de prison. On se promenait dans la cour avec des sous-lieutenants qui, au cours de la conversation, puisaient dans leurs poches et laissaient s’écouler entre leurs doigts la terre qu’ils venaient, pendant des heures de travail silencieux, d’enlever au sous-sol de leur chambre. On s’informait anxieusement des progrès de cette œuvre de termites. Et toujours, au moment où l’on s’attendait à voir le tunnel déboucher