Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 55.djvu/54

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

logique ; s’il suivait ensuite une voie opposée, ce n’était pas faute d’avoir compris ou d’avoir vu juste, mais parce que, entre temps, il avait subi l’influence d’une volonté plus forte que la sienne. Il possédait d’ailleurs à un degré supérieur un don qui ne va jamais sans l’intelligence, celui du tact, dont on a dit que c’est « l’intelligence du cœur. »

Ce qui, malheureusement, neutralisait les effets de l’intelligence naturelle de Nicolas, c’était l’absence en lui d’une instruction et d’une culture intellectuelle supérieures. Je n’arrive pas à comprendre comment un prince destiné dès le berceau à gouverner un des plus vastes empires du monde, a pu être laissé sans aucune préparation sérieuse à la tâche écrasante qu’il avait devant lui. Tandis que l’empereur Nicolas Ier, admirateur convaincu du caporalisme prussien, avait eu cependant la sagesse de confier l’éducation de son fils aîné à l’un des hommes les plus remarquables de son temps, le poète Joukowski, anii de Pouchkine, et dont l’œuvre fait encore bonne figure dans la littérature russe, l’empereur Alexandre III choisit comme précepteur pour le jeune héritier de la couronne un obscur général du nom de Danilowitch, que rien ne semblait désigner pour d’aussi importantes et délicates fonctions, si ce n’est ses opinions ultra-conservatrices. Encore ce général ne fut-il précepteur que de nom et n’exerça-t-il aucune influence réelle sur la direction des études de son élève, qui paraissaient avoir été complètement abandonnées au hasard. D’autre part, Alexandre III n’admettait entre lui, sa femme et ses enfants, la présence d’aucun instituteur ou institutrice ; une exception avait été cependant faite en faveur d’un précepteur anglais, M. Heath, qui était entré dans l’intimité de la famille impériale et qui fut le véritable éducateur de Nicolas II.

Le hasard fait que j’ai connu M. Heath et que je puis même me considérer comment étant son élève, presque au même titre que l’empereur Nicolas II. En effet, ce charmant homme, doué de rares qualités de cœur, avait été précepteur au Lycée impérial précisément pendant les années que j’y passai en qualité d’élève interne. En dépit de son extrême sévérité, il était adoré des jeunes gens qui lui étaient confiés et chez qui il cherchait à développer par tous les moyens les sentiments d’honneur et de devoir. C’était un homme instruit, qui se connaissait en art et avait même un joli talent d’aquarelliste.