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un coup de maître. Le Prince d’Aurec est, à ne le juger qu’au point de vue de l’art, une de nos meilleures comédies modernes. On peut le mettre à côté du Gendre de M. Poirier dont il est une suite : ce n’est pas peu dire. C’est une des idées chères à M. Lavedan que tous les grands sujets ont été traités, mais qu’ils peuvent tous se reprendre et qu’on peut refaire, à quelque cinquante ans de distance, Monsieur de Camors, ou le Bourgeois gentilhomme, ou même Les Misérables. La pièce, où l’on sent partout la main de l’homme de théâtre sur de son métier, est du dessin le plus net, d’une exécution achevée et d’une admirable tenue littéraire. C’est le tableau de mœurs le plus enlevé et la satire la plus cinglante. Chaque caractère, un prince d’Aurec, un baron de Horn, une duchesse de Talais, a la valeur d’un type. Dans un papillotage de traits curieux et amusants se situent quelques grandes scènes d’une réelle puissance dramatique. Et c’est, tout le temps, un dialogue étincelant, l’esprit le plus mordant, et cette langue d’une étourdissante virtuosité, la même que nous admirons en ce moment dans Irène Olette.

Reste la portée sociale d’une telle œuvre. A l’époque même où elle fut représentée, elle nous parut cruelle et, en partie, injuste. Sans doute l’auteur n’avait voulu faire le procès qu’à une sorte d’aristocratie, celle qui, oisive et frivole, borne son ambition à régner sur la mode, et que son goût de la jouissance, joint à son incapacité de rien faire, expose à d’humiliantes compromissions. Oui, mais il avait négligé d’indiquer, ce qu’eût fait, je crois, un Emile Augier, qu’il en existe une autre, qui est l’aristocratie de la bienfaisance et de la vertu. Il n’avait pas davantage montré en quoi l’aristocratie est victime de l’hostilité savamment entretenue contre elle depuis la Révolution, et de l’ostracisme que font peser sur elle ceux qui lui reprochent le plus amèrement de se tenir à l’écart. Et pas montré non plus l’utilité qu’il y a pour le monde moderne à conserver jalousement ce que représente l’aristocratie de naissance. Tout juste M. Lavedan laissait-il aux gentilshommes la ressource de se faire tuer sur le champ de bataille. C’est le mot de la fin. Comme quelqu’un remarque que, dans la prochaine guerre, tout le monde fera son devoir, le prince d’Aurec répond : « Il y a la manière. » Cette riposte, restée fameuse, devait être prophétique. La guerre est venue, et tous y ont fait leur devoir, et les derniers des paysans se sont révélés les admirables poilus qui par leur courage et leur patience ont sauvé le pays. N’empêche qu’un Rohan, un Clermont-Tonnerre et les Gramont, et les Wagram, et les Reille Soult de Dalmatie, et