Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 55.djvu/454

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

viennent d’ascendants multiples et bariolés. Qui sait si ce crâne n’est pas celui d’un savant, ce fémur celui d’un homme d’église, et ce tibia celui d’un assassin ? De même, nous tous tant que nous sommes, nous avons le front d’une de nos grand’mères, le nez d’un aïeul et le menton d’une tante. C’est pourquoi nous sentons parfois s’éveiller en nous d’obscurs instincts et s’exercer des poussées imprévues dont nous ne sommes ni maîtres, ni responsables, car elles nous viennent de notre préhistoire.

Enfin, on emporte le squelette ! Mais il est toujours là pour la malheureuse Mme Riolle, qui, restée seule et reprise d’une crise de cœur, l’entend lui tenir dans les ténèbres d’abondants discours, à voix basse et sifflante. Car il ne faut pas confondre les squelettes avec les fantômes qui ont, comme on sait, une voix bien timbrée, dans les notes graves. Tant qu’enfin l’infortunée tombe morte sur un dictionnaire qu’elle venait d’ouvrir : toutes ces émotions l’ont tuée. Justin Riolle lit le mot sur lequel s’est raidi le doigt de la mourante : Messaline ! Finira-t-il par comprendre qu’il eût mieux fait de ne pas troubler cette pauvre cervelle et de garder pour lui ses récréations philosophiques, darwiniennes et ironistes ?

On sort de l’Ame en folie avec un peu de vertige et de courbature : le chemin est long des temps géologiques jusqu’à nos jours. On vient d’errer dans les broussailles de la forêt, parmi les fourrés des idées ; on n’est pas sans inquiétude : on sent à ses trousses une meute de comparaisons et d’images tirées de l’animalité. Le squelette aussi vous poursuit. On se tâte. On s’interroge sur son hérédité : est-on sûr de chacun de ses membres et de chacune de ses vertèbres ? Jurerait-on que dans le nombre il ne s’en est pas glissé quelqu’une de provenance douteuse ? On rentre chez soi plus troublé que de coutume par ces menus craquements qui s’entendent dans la nuit. Crainte d’avoir le cauchemar, on ouvre un livre pour se changer les idées. Si vous m’en croyez, vous choisirez Racine ou Musset. Vous n’y entendrez parler ni de sélection naturelle, ni de protoplasme, ni de l’amour chez les mammifères ; mais vous y apprendrez beaucoup de choses sur l’amour, tourment des hommes et des dieux.

Mise en scène, et jeu des acteurs portent bien la marque de M. Antoine. Du naturel avant toute chose. M. Grétillat a été tout à fait remarquable dans le rôle écrasant de Justin Riolle qui doit beaucoup à sa fougue et à sa conviction, et Mme Mady Berry dans celui de Mme Riolle nous a vraiment émus.