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littérature, et les littérateurs trop de sciences naturelles. Déçu par cet insuccès, Justin Riolle a secoué la poussière de ses souliers au seuil de l’école, et il s’est réfugié dans le désert d’Alceste, pour y philosopher en liberté. Il a fait choix d’une campagne perdue, à la lisière des bois. Il vit là tout près de la nature, il se mêle au grouillement de la forêt, il étudie sur place et vérifie in anima vili les lois qui régissent le monde animal : ne soyons pas trop surpris si, dans la société des bêtes, il a un peu oublié la société des gens.

On annonce une visite. Une visite dans cette thébaïde, c’est un événement. Et quelle visite ! Celle du célèbre auteur dramatique Michel Fleutet. Qu’est-ce qui peut bien amener dans ces parages ce Parisien renforcé ? Avec une belle intrépidité de flagornerie, il invoquera le désir de connaître l’auteur de l’Ame en folie ; car il a lu ce livre que personne ne lit ; il est celui qui a lu l’Ame en folie, et il l’admire. Parlez-moi des auteurs dramatiques pour savoir soigner une entrée ! Ces fins psychologues devinent ce qui se cache de vanité sous de certains airs indifférents et bourrus. Michel Fleutet a un autre motif, — le mauvais motif, — qui est le vrai. Il est à la poursuite d’une actrice, Rosa Romance, qui le fuit, mais qui, en fuyant, a eu soin de laisser une adresse. Et fugit ad salices... L’adresse qu’elle a laissée est celle des Riolle. Car cette Rosa est leur nièce, et ils l’attendent d’un instant à l’autre. Justin Riolle a beaucoup observé dans la forêt les mâles, ardents à la poursuite des femelles. Il est tout réjoui par la pensée que la fugitive, en arrivant chez lui, va se trouver en présence du mâle lancé sur ses traces. Magnifique occasion que lui fournit le hasard, d’expérimenter sa doctrine de l’identité foncière entre la folie des bêtes et l’amour des humains.

Le second acte est presque entièrement rempli par l’exposé des théories de Justin Riolle. Il faut songer qu’il se tait depuis des années et qu’il vient de trouver un auditeur bénévole... Avec une infinie complaisance, il nous explique comment il est devenu philosophe : c’est en courant les bois. Une forêt est un monde ; chacun y voit et y entend ce qu’il veut, suivant son humeur et ses dispositions : Justin Riolle y a surtout entendu bramer les cerfs. « Lorsque les cerfs auront fini de bramer, ce sera le tour des sangliers. Puis l’inévitable fièvre gagnera d’autres espèces. Toutes y passeront. Oui, lorsqu’on sait écouter et voir, une forêt n’est pas la paisible retraite qu’on imagine. C’est le pays de la violence et de l’assassinat, la patrie des fauves déchaînés. C’est la forêt tragique. Et c’est là que j’entrais pour être assailli par l’émouvant spectacle de l’amour des bêtes,