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ni la réaction ; nous ne parierons que d’économie et de culture. Nous bâtirons des écoles professionnelles et nous construirons des routes ; nous fonderons des sociétés et des . journaux. Et nous serons les bienvenus.

— Mais trouverez-vous en Russie la base sur laquelle appuyer une pareille action ?

— Oui, nous la trouverons dans une classe nouvellement constituée : celle des Grands Paysans. La Russie était et reste un pays agraire. Je vous disais que la réforme agraire de Lénine avait échoué : il ne l’avait d’ailleurs entreprise que pour la galerie, à des fins de propagande. Sa tentative a eu cependant un résultat, mais contraire à celui qu’il en attendait. On n’est pas retourné à la propriété collective ; mais, avec les débris de la très grande propriété, se sont formés des domaines, qui en Occident paraîtraient immenses, et qui sont en Russie des domaines importants. Ils sont possédés par des gens énergiques et laborieux, sans culture, mais déjà munis de quelque expérience de l’administration, connaissant et appliquant les nouvelles méthodes d’exploitation agricole et ayant l’habitude de travailler avec les banques. Ces grands paysans ont un ardent désir de s’instruire et de s’élever socialement au niveau de leur nouvelle fortune. Ils éprouvent en outre des besoins matériels nouveaux : ils aspirent à vivre avec confort, même avec luxe. Nous leur apporterons ce qui leur manque, des chemins de fer et des usines électriques, des machines agricoles et des ameublements, des journaux et des bibliothèques. Nous les associerons à une action économique, qu’ils prolongeront eux-mêmes en action politique, car ils seront peut-être demain les dirigeants de la Russie.

« Les grands paysans russes sont, bien entendu, partisans de la propriété individuelle et par conséquent anti-bolchévistes. Mais ils sont démocrates avancés, et même, en un certain sens, socialistes. Je ne leur trouve d’analogues dans aucun Etat de l’Europe occidentale. Mais songez aux grands fermiers, aux grands entrepreneurs américains d’il y a quatre-vingts ans, à ceux qui fondèrent des journaux de doctrine, et les ouvrirent à Karl Marx... Vous saisirez peut-être ainsi le caractère et les tendances de cette nouvelle classe russe, que j’ai quelque peine à vous définir dans le langage politique de l’Occident européen.