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me dit le capitaine, eut grand’peine à faire approuver par les bourgeois de Hambourg l’installation de ces tanks qui gâtaient la vue de leurs terrasses. Nous n’avons obtenu leur consentement qu’à la condition de planter ce rideau de peupliers d’Italie, qui dissimulera, sinon à leurs yeux, du moins à ceux de leurs enfants, l’incontestable laideur des réservoirs de pétrole.»

Tandis que nous virons de bord, quelques voiliers apparaissent, on reconnaît le bruit d’un moteur : des bateaux de pêche, venant du large, remontent vers Hambourg. Le capitaine jette un regard reconnaissant, presque attendri, sur ces humbles visiteurs qui animent pour un instant la solitude désolée du fleuve. Nous nous dirigeons maintenant vers les docks et les ateliers de construction. Voici les chantiers de la société Vulkan, et l’énorme grue soulevant 175 tonnes. Celle qui se dresse sur l’autre rive est encore plus puissante et en enlève 250 : elle marque le centre des docks de Blum et Voss. Un paquebot gigantesque et inachevé encombre le chenal : c’est le Bismarck, qui devait étonner l’Océan, faire crever d’envie les Américains, et qu’aujourd’hui personne ne se soucie d’acheter, même à bas prix. Plus loin, un autre chantier, des bâtiments tout neufs, des docks en construction : c’est la Deutche Werft, dont le capital, 70 millions de marks, a été fourni en partie par l’A. E. G. de Berlin.,

« Vous voyez, me dit le capitaine, que nous sommes outillés pour faire des bateaux. Si énormes que soient les exigences de l’Entente, elles ne dépassent pas nos moyens. Qu’est-ce que deux cent mille tonnes ? Cinq cent mille tonnes peuvent sortir annuellement de nos chantiers. Mais ce sera de la construction en série, des bateaux qui ne vaudront pas beaucoup mieux que les bateaux américains. C’en est fait pour longtemps, peut-être pour toujours, de la construction précise et parfaite qui a rendu nos ateliers célèbres. Dans un an, le monde aura plus de bateaux qu’il n’en pourra utiliser. Là, comme partout, ce sera la baisse, le déséquilibre, la ruine. Pour moi, je ne mettrais pas un pfennig dans une entreprise de construction navale. » Nous arrivions à la ligne flottante du radeau qui sert de frontière entre le port franc et le canal douanier. Le capitaine indiqua d’un mot bref au timonier l’endroit où il voulait accoster. « Revenez nous voir, me dit-il vivement, mais pas avant que nous soyons ressuscités. »