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du port, qui s’est offert à guider ma promenade. Il y a de l’amertume dans ces premiers mots et dans le sourire qui les accompagne. Et il y a un souci, respectable, mais significatif, de nationalisme pointilleux dans ceux-ci, qui les ont immédiatement suivis. J’avais salué le capitaine en français, il me rendit mon salut dans la même langue ; puis : « Voulez-vous bien, me dit-il, puisque vous êtes ici chez nous, que nous poursuivions l’entretien en allemand ? — L’exercice me sera profitable, lui répondis-je, j’accepte. »

Le port de Hambourg est une gigantesque et merveilleuse machine, où tout a été calculé pour obtenir le rendement maximum, en épargnant le temps et la peine des hommes. La force électrique met en mouvement les grues et les élévateurs, ouvre et ferme les écluses ; l’air comprimé vide les cales des gros cargos, compte ou pèse la cargaison et remplit les silos ; l’air chaud circule dans les vastes resserres où s’entassent les fruits du Sud... Mais il faut mettre tout cela au passé. C’était ainsi ; cela pourrait être encore ainsi : pour le moment, tout est vide, tout est silencieux, tout est mort. L’immense machine est arrêtée.

Nous parcourons les bassins, nous longeons les quais qui portent les noms de toutes les parties du monde : Indiaquai, Afrikaquai, Amerikaquai. Notre vedette zigzague librement dans les bassins où, avant la guerre, le plus petit canot ne pouvait virer de bord sans accrocher. Tous les quais ont le même aspect de nudité et d’abandon ; aucun bateau ne les accoste, aucune marchandise ne les encombre. Sommes-nous dans un port-fantôme ?

Voici pourtant du mouvement et du bruit : un cargo est arrivé d’Amérique, apportant du ravitaillement. Tout près, le pavillon britannique flotte sur un beau destroyer tout flambant neuf ; et je reconnais, hélas ! nos trois couleurs à la proue d’un pauvre petit contre-torpilleur, dont on a négligé de repeindre la coque : on dirait que nous le faisons exprès ! Un peu plus loin, deux bateaux, venus d’Aussig en descendant l’Elbe, attendent d’être déchargés : ils apportent le sucre tchéco-slovaque qui nous est destiné ; ce soir ou demain, les précieux sacs repartiront pour Bordeaux. Et puis c’est tout.

Le capitaine avait bien dit : c’est un cimetière que nous visitons. Le moindre mouvement attire l’œil, le moindre bruit