Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 55.djvu/418

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

baldaquin de soie bleue. Mon guide écarte les rideaux : sur la couverture, en guise d’édredon, un amoncellement de peaux de mouton blanches comme neige. Le « Seigneur de la Guerre, » lorsqu’il avait entendu les dernières nouvelles du front et congédié ses généraux, craignait-il de frissonner dans son lit ?... Aux murs, quelques lithogravures comme on en voit dans toutes les maisons bourgeoises d’Allemagne ; leur humilité contraste avec la royale majesté du lit à colonnes. De l’autre côté du petit salon s’ouvre la salle des rapports. Je la reconnais, pour l’avoir vue bien souvent dans les journaux illustrés allemands : une grande pièce oblongue, ornée de glaces et de trophées de chasse ; la table et les fauteuils sont en chêne sombre ; trois larges fenêtres s’ouvrent sur le parc. Plus loin, une chambre à coucher et un salon : c’était l’appartement de l’Impératrice. « Venait-elle souvent à Pless ? — Elle y est venue trois fois en deux ans, répond le régisseur. Les trois fois, c’était pour le jour de naissance de l’Empereur, le 27 janvier. Elle arrivait la veille et repartait le lendemain. — Et le Kronprinz ? — Nous ne l’avons vu qu’une fois, en visite. Mais les autres fils sont venus plus souvent. »

Nous montons au premier étage. Au milieu du palais se dresse un grand portrait de Guillaume II en habit de chasse : redingote et culotte de drap vert, chapeau tyrolien. Dans tous les salons, je retrouve l’effigie impériale, sculptée, peinte ou photographiée : ce prince de Pless doit être bon courtisan. A côté de l’Empereur, quelques portraits de famille et deux portraits de Guillaume Ier dont l’un est sans doute une pièce assez rare : l’« inoubliable grand-père » y est représenté en civil, le buste massif serré dans un gilet blanc et une redingote.

— Voici, me dit le régisseur, la salle à manger où l’Empereur prenait ses repas avec les chefs des cabinets civil et militaire, le chef d’état-major général, le représentant du ministère des Affaires étrangères, les officiers de la suite et les invités. Et voici le salon où l’on se réunissait avant et après le repas. Dans l’embrasure de cette fenêtre, l’Empereur s’entretint plusieurs fois avec l’archiduc Frédéric, qu’il oubliait de faire asseoir : l’archiduc, toujours essoufflé et impotent, s’en plaignait. Cette petite table vous montre la place occupée par chaque convive. » En effet, ils ont tous gravé leur nom à la pointe sur le disque de métal encastré dans ce guéridon : une