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places sont retenues à Francfort et ici ; je pars demain, et je ne sais pas si tu ne me verras pas avant cette lettre. On attache du prix à ce qui est avant la lettre, mais j’aimerais mieux que tu fusses, prévenue. Je t’écris à la hâte, au milieu des paquets et des préparatifs.

Mais à cause de ta sœur, je t’écris une lettre que tu peux laisser voir.

Je ne te dis rien, qu’un mot que je te dirai cent mille fois dans un regard d’ici à cinq jours ; c’est : je t’aime comme un fou ! [1].

HONORÉ, dit NORÉ.


IX


A Madame Hanska, poste restante à Francfort.


(Passy, 31 août-3 septembre 1845)

Dimanche 31 août.

Mon Eve chérie, ainsi que je l’avais présumé, la route était libre par Lille, et après notre adieu, si triste pour moi, quoique momentané, j’ai trouvé place dans le coupé de la diligence pour Paris.

Ma chère âme, je suis si fatigué, et hier je l’étais tant au moral et au physique, qu’après avoir pris langue, je suis venu me coucher à Passy, car il y avait vingt-quatre heures que je n’avais fermé les yeux. Cette séparation est un événement pour mon cœur. Je n’avais jamais si bien vécu cœur à cœur avec mon Évelette ; j’étais déchiré dans toutes les bonnes accoutumances de la vie, dans toutes les joies inattendues qui naissaient pour moi. Je souffrais de cette renaissance interrompue de ma jeunesse, d’une conjugalité inespérée, adorable, qui surpasse mes souhaits. Je ne sais si je dois te dire des choses si cruelles, mais sans le ressort des obligations, des affaires,

  1. Balzac vint retrouver Mme Hanska vers le 1er mai 1845 à Dresde, d’où ils allèrent s’installer pour un mois à Canstatt. Il passa avec elle, sa fille, et le comte Georges Mniszech, fiancé de Mme Hanska, quatre mois (mai-août 1843). Mme Hanska et sa fille, quoique n’ayant pas l’autorisation nécessaire, virent, pour la première fois, Paris ; pendant ce temps. Balzac les fit passer sur son passeport (ainsi qu’il l’avait projeté) pour sa sœur et sa nièce. Ils firent ainsi des excursions en Allemagne, en France, en Belgique et en Hollande, et c’est à Bruxelles, à la fin d’août, que Balzac quitta ses compagnons de voyage pour retourner seul à Passy.