Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 55.djvu/369

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de ma part à M. Sazouoff ce qui suit. Dans le cas où la guerre éclaterait et si l’attitude de la Turquie devenait menaçante, je me permettais de conseiller instamment une descente russe sur le littoral de la Bulgarie méridionale : cette descente devait être effectuée par des forces considérables, un grand corps d’armée au minimum ; en même temps qu’on forcerait ainsi les portes de la Bulgarie, on devrait adresser une proclamation au peuple et à l’armée bulgares, leur disant que les Russes arrivaient pour leur rendre Andrinople, Lesengrad et la Thrace, que les Turcs leur avaient enlevés contre tout droit et en profitant des malheurs de la Bulgarie : je me portais garant qu’en cas de réussite de la descente, l’armée bulgare se mettrait de notre côté et que le roi Ferdinand serait obligé de se soumettre à ce mouvement.

Je savais parfaitement qu’au Ministère on ne ferait pas la moindre attention à ces conseils ; qu’on y verrait une ingérence présomptueuse de ma part dans des affaires qui n’étaient plus de mon ressort. Mais je croyais de mon devoir de ne pas garder pour moi, dans un moment si grave, une idée qui pouvait être salutaire pour notre cause. Je réitérai quelques jours plus tard les mêmes conseils dans une lettre au baron Schilling, — la seule personne dans l’entourage de Sazonoff dont j’appréciais entièrement le caractère, l’intelligence et le patriotisme.

Les événements ultérieurs de la terrible guerre ont prouvé que je n’avais pas eu tort. La Bulgarie y a joué le rôle décisif du poids secondaire qui fait définitivement chavirer la balance ; sa situation géographique la prédestinait à ce rôle. C’est en octobre 1915 que se dessina, par l’entrée en lice de la Bulgarie, — une supériorité décisive de l’Allemagne sur ses adversaires. En septembre 1916, l’entrée en guerre de la Roumanie fut paralysée et réduite à néant parce qu’on ne comprit pas chez nous que le premier avantage à retirer de l’alliance roumaine eût été d’attaquer les Bulgares avec des forces russes considérables et de les battre, après quoi toute l’armée bulgare eût passé de notre côté au cri que la Sainte Russie était invincible, que des traîtres seuls avaient amené le peuple bulgare à prendre part à une guerre sacrilège et que ces traîtres méritaient la mort. Enfin, lorsque en 1918 les troupes bulgares, fatiguées par l’interminable lutte, furent dûment battues et culbutées, — la défection de la Bulgarie qui s’en suivit déclencha la défection