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que ce serait dur pour vous ; mais pour nous ce serait impossible de reconnaître votre droit à protéger contre nous la Serbie. C’est impossible, impossible !... — Ecoutez, Reichenau, dis-je, pris d’une émotion profonde et sincère ; pensez, pensez bien à ce que vous faites. Vous déchaînez une guerre terrible, une lutte comme il n’y en a peut-être pas eu de pareille dans l’histoire. Je serai franc avec vous jusqu’au bout : je crains cette guerre, je la crains affreusement pour mon pays. Si nous sommes vaincus, la Russie sombre. Mais supputez bien quel en serait le résultat pour vous ? Soyez bien sûrs que dans le pays qui aura le dessous, c’est la révolution qui éclatera et une révolution terrible ; mais nous sommes beaucoup trop proches voisins ; nos intérêts, notre vie économique, notre histoire même sont trop enchevêtrés, pour qu’une pareille révolution puisse se limiter à un seul des pays sans atteindre l’autre. Si l’empereur Guillaume déclare la guerre à la Russie, qu’il sache bien ce qui en résultera : il portera un coup décisif au principe monarchique en Russie, en Allemagne, en Europe. C’est au nom des anciennes traditions, au nom du principe monarchique que je viens chez vous vous crier casse-cou ! Demain peut-être nous ne pourrons plus nous voir ; mais vous vous rappellerez un jour ma dernière visite et mes dernières paroles !... »

J’avais parlé probablement avec beaucoup de chaleur et de persuasion, car je vis à un certain moment les yeux de M. Reichenau se mouiller de larmes... « Espérons, cher collègue, dit-il en concluant, que nous aurons encore mainte occasion de nous voir et que les malheurs que vous présagez n’arriveront pas. — Espérons-le, » dis-je, et sur ce je pris congé de mon collègue d’Allemagne que je n’eus plus l’occasion, ni la possibilité de rencontrer.

Si M. de Reichenau vient à avoir sous les yeux ces lignes, je suis sûr qu’il se souviendra de notre dernière conversation et qu’il reconnaîtra la parfaite exactitude de mon récit.

Les événements fatidiques qui se déroulèrent depuis ont dépassé, — en les rendant oiseuses, — mes pires prévisions. Ce n’étaient pas seulement la dynastie des Hohenzollern et celle des Romanoff qui furent jugées et condamnées à l’heure où éclata la guerre, — c’est le principe monarchique même qui fut atteint, — et peut-être irrémédiablement. Le pouvoir